C’est une des pires atrocités de l’histoire américaine. Entre 1890 à 1960, de l’abolition de l’esclavage à l’avènement du mouvement pour les droits civiques, un régime ségrégationniste va s’exercer dans le sud des États-Unis, du Texas à la Virginie, et tenir sous son joug féroce entre 7 à 10 millions de Noirs. L’histoire l’a retenu sous le nom de Jim Crow – expression raciste pour qualifier les « gens de couleur ».
Asservissement économique, piétinement du droit de vote, lynchages, massacres cérémoniels… c’est sur cette période sombre que s’est penché Loïc Wacquant dans Jim Crow. Le terrorisme de caste en Amérique aux éditions Raisons d’agir. Sa particularité ? Il n’est pas historien mais sociologue. Ce disciple de Pierre Bourdieu, enseignant-chercheur à Berkeley, en Californie, entend, à partir de cet exemple paroxystique, comprendre comment une société peut devenir obsédée à ce point par la « race ».
Vous êtes sociologue. Pourquoi vous êtes-vous penché sur ce sujet, où l’on attendrait davantage des historiens ?
La spécificité du sociologue, c’est d’avoir les outils pour modéliser un phénomène. En passant au crible théorique le travail des historiens, j’espère contribuer à une sociologie de la domination raciale en général qui pourra servir de cadre pour analyser d’autres sociétés à d’autres époques.
L’avantage des cas extrêmes comme Jim Crow, c’est qu’ils permettent de voir les mécanismes de manière très claire. Même les idéologues et juristes nazis, qui se sont inspirés de ce régime pour persécuter les juifs, étaient impressionnés par la méticulosité et l’intensité de la division raciale que Jim Crow impliquait.
Les nazis jugeaient notamment que la règle dite de « la goutte de sang noire » était excessive. Quelle est-elle ?
C’est une règle qui remonte aux années 1670 en Virginie, au début de la colonisation esclavagiste. Dans le droit anglo-saxon, le statut de l’enfant découle de celui du père. Or, avec l’invention de la règle de la goutte de sang, les maîtres blancs qui avaient une progéniture avec des esclaves noires pouvaient dès lors considérer ces enfants comme noirs, donc comme des esclaves. Ils en tiraient ainsi un double profit : un profit matériel avec de la nouvelle main-d’œuvre et un profit symbolique, en évitant de ternir l’honneur de leur maisonnée en reconnaissant un métissage.