Dublin (Irlande), envoyé spécial
Le Ryan’s Bar est un pub dublinois qui a du cachet. On y trouve tout ce qu’on s’attend à y voir : du mobilier en bois foncé, de profondes banquettes en cuir, de la lumière tamisée, de la bière épaisse en pinte et, au menu, de roboratifs plats de viande en sauce.
S’il y a affluence dans la salle du fond ce mercredi soir, ce n’est pas à cause d’un concert ou de la diffusion d’un match sur écran géant, mais d’un « Meetup » cybersécurité. Des experts et curieux du sujet, qui travaillent aux sièges des grandes entreprises technologiques voisines, viennent mêler autour d’un verre de sociabilisation post-travail, réseautage et, habités par l’esprit utilitariste de la Silicon Valley, une forme de productivité, même sur les temps d’apéro.
Nokia, Dell, Slack, Méta…
Meetup est la start-up qui a privatisé le concept au point de devenir un nom commun dans le milieu tech. On s’y présente par son prénom. Sur la grosse vingtaine de participants, peu semblent irlandais ou même britanniques. On y parle avec aisance un anglais globish, mais avec de forts accents hispaniques, d’Europe de l’Est, du Moyen-Orient… Mais à la question « D’où venez-vous ? » les participants répondent Nokia, Dell, Slack, Meta…
Accoudés au bar, des clients ignorent cette assemblée. Ils ont l’habitude et se plaignent plutôt de la hausse des prix de la bière et de l’impossibilité de trouver un toit. Ce soir-là, le Ryan’s Bar incarne ce qu’est devenue l’Irlande : un paradis fiscal qui a su attirer les sièges des géants du numérique, développer un riche écosystème technologique de plus de 140 000 emplois très qualifiés, mais où les inégalités explosent.
Elles sautent aux yeux lorsqu’on se dirige vers le sud du port et le grand canal de Dublin, dans ce qu’il est commun d’appeler désormais les Silicon Docks. En s’éloignant du centre historique, on voit surgir derrière les maisons en brique de style géorgien d’imposants buildings : les sièges des entreprises technologiques.
Le long des trottoirs, des enfilades de tentes de sans-abri se succèdent. Il n’y a plus d’appartements dans les maisons derrière, mais des bureaux, des cabinets d’experts-comptables et d’avocats fiscalistes à foison. Le complexe de Google prend tout un pâté de maisons, quand celui de LinkedIn s’agrandit d’une cinquième tour. Au pied de l’une d’elles, deux tentes de sans domicile fixe ont été installées. À l’autre coin de la rue, des salariés font la queue devant les food trucks qui viennent leur proposer des plats à emporter des quatre coins du monde.
50 000 expulsions locatives en 2023 : c’est plus que pendant la grande famine
Aaron, assis sous une couverture sur le trottoir, fait la manche devant Oval, un building impressionnant qui porte bien son nom, et qui se dresse à mi-chemin entre les sièges de Meta et de Google. Au rez-de-chaussée, on trouve le géant du logiciel de gestion Salesforce ; au-dessus, la start-up Notion et plusieurs entreprises de services financiers.
« Comme j’ai de bonnes manières et que je leur ressemble un peu, ils sont généreux ici », explique ce quadragénaire. Voilà sept mois qu’il a été expulsé. Il vit désormais sous une tente quelques rues plus loin. Il travaillait dans le BTP mais ne gagnait pas assez pour trouver un logement seul. « Je vivais chez ma mère. Mais quand elle est morte l’année dernière le propriétaire m’a expulsé. Sans endroit où vivre, je ne peux retrouver du travail et je ne me sens pas en sécurité dans la rue », soupire-t-il.
« C’est tellement dur de trouver un logement que plus de 60 % des 25-30 ans vivent encore chez leurs parents. »
Rory Hearne, professeur en politique sociale à Maynooth
La crise du logement fait des ravages en Irlande, à Dublin en particulier. Rory Hearne, professeur en politique sociale à Maynooth, l’université de la banlieue de Dublin, et auteur de deux ouvrages récents sur le sujet1, nous donne quelques chiffres : « En dix ans, la moyenne des loyers a augmenté de 100 %, de 300 % même dans certains quartiers de Dublin. Résultat : le coût de la vie en Irlande est 40 % plus élevé que la moyenne européenne. Juste l’année dernière, il y a eu 50 000 expulsions locatives. C’est plus que pendant la grande famine ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte ! s’exclame le chercheur. C’est tellement dur de trouver un logement que plus de 60 % des 25-30 ans vivent encore chez leurs parents. »
À l’approche des élections, la question locale prend largement le pas sur les thèmes européens plus traditionnels, au grand dam du gouvernement dirigé par un libéral, en coalition avec la droite conservatrice, qui tente de déplacer le débat sur l’agriculture ou la défense à l’échelle communautaire.
« Le gouvernement doit agir de toute urgence pour lutter contre la crise du logement. Je les exhorte à comprendre qu’il s’agit d’un signal d’alarme et à agir maintenant, assure Sorca Clarke, porte-parole du Sinn Féin. Le logement serait la priorité numéro un d’un gouvernement que nous dirigerions. » Le parti de gauche demande au premier ministre de « déclencher des élections maintenant. Il est temps de changer. Les citoyens doivent avoir la possibilité de s’exprimer ».
Manifestations d’extrême droite
La situation est d’autant plus tendue que l’extrême droite a fait deux démonstrations de force. La dernière en date, le 5 février, s’est terminée par l’incendie d’un foyer d’hébergement pour réfugiés. « J’accueillais des Colombiens pour une conférence sur les mines, se souvient Conor O’Neill, de l’association Christian Aid. On dînait dans le centre-ville et, lorsqu’on est sortis du restaurant, il y avait des flammes partout, des gens hurlaient des slogans racistes… On n’avait jamais vu ça ici. » Dans la rue, des travailleurs pauvres, déclassés, plein de ressentiment, accusaient les réfugiés ukrainiens d’avoir la priorité sur des logements.
Rory Hearne fait remonter l’origine de la crise actuelle à celle de 2008. L’Irlande s’est alors vue soumise à une sévère crise d’austérité. Il a fallu couper dans toutes les dépenses publiques, dans l’éducation, la santé… Et le budget pour la construction de logements sociaux est tombé à zéro.
« Le gouvernement a décidé de vendre des terrains et de l’immobilier à tour de bras à des fonds vautours comme Blackstone. Ce marché est donc depuis complètement financiarisé et fait l’objet d’une intense spéculation, explique le chercheur. Résultat, l’année dernière sur les 9 000 logements construits à Dublin, seuls 9 % ont été vendus à des particuliers. Le reste, ce n’est que de la spéculation, des appartements pour les riches expatriés ou pour Airbnb. Comment voulez-vous qu’un prof ou une infirmière puisse trouver un toit ? »
L’universitaire explique que, même lorsque la gauche est revenue au pouvoir en 2014, elle n’a pas repris la main sur le foncier, mais juste aidé les plus précaires à payer leur loyer dans le privé, ne leur accordant guère plus qu’un sursis. Un sondage publié par le syndicat des enseignants d’Irlande lui donne raison : 51 % des professeurs envisagent de quitter l’île pour enseigner à l’étranger, citant comme principale raison le coût de la vie, notamment les frais de logement.
Les expatriés aussi ont du mal à trouver un toit
Pour les expatriés qui viennent travailler à Dublin ou à Cork – siège d’Apple –, trouver un toit n’est pas non plus une sinécure. Les plus jeunes, travaillant dans les services techniques et commerciaux des entreprises technologiques, se voient entassés dans des maisons divisées en 6 ou 8 chambres. « Des cages à lapins », assure un jeune Français sorti d’école, avec « cuisine et salle de bains commune ». La seule option pour se loger à moins de 500 euros non loin de son travail.
Une famille de Français, qui vient de s’installer à la suite d’une opportunité d’emploi chez Google, confirme la tendance. Pour 100 mètres carrés, ils paient plus cher dans la banlieue sud de Dublin qu’à Denfert-Rochereau, en plein cœur de Paris.
Les géants des technologies rassemblent de plus en plus d’activités dans la capitale irlandaise et le télétravail n’est plus en odeur de sainteté. Alors, la demande sur les bords de la Liffey augmente bien plus vite que l’offre de logements.
Malgré l’urgence, l’exécutif préfère « placer » ses 8 à 10 milliards d’euros d’excédents budgétaires annuels sur les marchés financiers pour payer les retraites à venir dans un contexte de vieillissement de la population. « Le gouvernement dit que si on investit maintenant dans le logement, cela augmentera l’inflation. Comment peuvent-ils penser que cela peut être audible pour un sans-abri ? Mais le pire est que certains des fonds dans lesquels on place notre excédent budgétaire spéculent sur l’immobilier, ici en Irlande, c’est de la folie furieuse », se désole Rory Hearne.
La majorité de droite est tétanisée par l’idée qu’une simple mesure sociale fasse fuir les géants du numérique. Plus de 10 % des recettes fiscales du pays viennent de moins de 10 entreprises et de leurs salariés : Google et Apple en tête. « Il s’est instauré une situation de dépendance excessive qui est complètement intégrée. Par exemple, à la moindre mesurette fiscale prise en Europe ou à l’OCDE, la première question que les médias posent est : qu’est-ce qu’on va y perdre ? témoigne Conor O’Neill. C’est vraiment le piège du néolibéralisme. »
Si le gouvernement ne fait rien pour le logement social, il a toujours une astuce fiscale dans sa manche pour plaire aux multinationales. « Cela marche tellement bien que les entreprises pharmaceutiques ont aussi commencé à faire transiter par Dublin leurs profits tirés de la pandémie : des vaccins, des kits de tests… soupire le jeune associatif. On estime entre 120 à 140 milliards de dollars par an les profits qui échappent aux administrations fiscales, via l’Irlande. » Pour ce chargé de plaidoyer, son pays n’est pas vraiment un paradis fiscal, mais un rouage central, un nœud, qui permet d’envoyer le cash vers des pays qui le sont vraiment.
Du « double irlandais » au « Single Malt » pour ne pas payer d’impôts
Si face à la pression de la justice européenne, le gouvernement a dû mettre fin au « double irlandais », technique qui avait permis à Google d’envoyer 75 milliards de dollars de revenus publicitaires aux Bermudes sans payer d’impôt, Christian Aid alerte désormais sur le « Single Malt », qui rend possible la même fuite des bénéfices, mais cette fois vers Malte.
Sans parler des 165 conventions fiscales que l’Irlande a passées, y compris avec des pays en développement. L’ONG a calculé que l’évasion fiscale des multinationales coûtait 400 milliards de dollars par an aux pays du Sud, quand l’ensemble de l’aide au développement, à laquelle l’Irlande participe, plafonne à 200 milliards.
L’Irlande reste ainsi l’un des plus fervents détracteurs de la taxation minimale des multinationales négociée à l’OCDE puis au sein de l’Europe. Rory Hearne confirme. Son gouvernement se plie « aux délires des grands patrons, des Musk, des Zuckerberg. Mais les gens qui travaillent pour les Gafam veulent aussi un toit, des écoles et des hôpitaux. Il faut changer la nature du pacte social qu’on a avec ces entreprises », conclut le chercheur.