« Reprendre le contrôle des écrans », voilà l’objectif que s’est assigné la commission de dix experts, missionnée en janvier par Emmanuel Macron, et qui a rendu ses conclusions le 30 avril dernier. Coprésidé par la neurologue Servane Mouton et le psychiatre Amine Benyamina, ce collectif a d’abord dressé un état des lieux du savoir scientifique sur « l’hyperconnexion subie » des mineurs, mais aussi fait témoigner quelque 150 jeunes. Avec la présence de « 10 écrans en moyenne par foyer » et les stratégies de captation de l’attention mises en place par les géants de la Tech, il était plus que temps de s’interroger sur le sujet. Au terme de son rapport, la commission formule 29 propositions, que le gouvernement doit « traduire en actions » d’ici à la fin du mois de mai. Décryptage de ce nouveau « mal du siècle », et des remèdes avancés pour le combattre.
1 Où en est la consommation d’écrans des jeunes Français ?
Sur ce thème, les études décrivent un accroissement régulier de la consommation d’écrans par les mineurs. La plus récente, publiée par Santé Publique France en avril 2023, se fonde sur les données de la « cohorte Elfe » (14 000 enfants suivis depuis 2011). Elle a révélé que le temps d’écran à l’âge de 2 ans était déjà de 56 minutes par jour, d’1 h 20 à 3 ans et demi, et d’1 h 34 à 5 ans et demi. « Mais ces données sont sans doute déjà obsolètes, car datant de la période 2013-2017, à une époque où smartphones et tablettes étaient encore assez peu présents à ces âges », commente Jonathan Bernard, chercheur à l’Inserm et membre de la « commission écrans ». La même cohorte Elfe avait permis en 2022 d’évaluer à 2 h 36 par jour le temps d’écran des enfants âgés de 10 ans et demi, avec la répartition suivante : 59 minutes de télévision, 33 minutes de jeux vidéo, 29 minutes de tablette, 19 minutes de smartphone, et 16 minutes d’ordinateur. Pour les adolescents, la dernière étude scientifique (baptisée Esteban, en 2015) évoque un temps d’écran de 4 h 11 chez les 6-17 ans. Et même d’un peu plus de 5 heures pour les 16-19 ans, hors travail scolaire (sondage Ipsos pour le Centre national du livre, 2024).
2 Y a-t-il un consensus scientifique sur les conséquences de cette « hyperconnexion » ?
Oui et non. Présentée en septembre dernier, une vaste étude (Inserm) s’est penchée sur l’impact de cette consommation d’écrans sur le développement cognitif des enfants. Un peu à rebours du discours catastrophiste, elle a relativisé (sans la nier) l’influence néfaste de cette pratique sur de jeunes cerveaux en construction. « C’est le contexte dans lequel sont utilisés les écrans et pas seulement le temps d’écran qui joue sur le développement cognitif », affirment les auteurs. Dans le détail, ceux-ci ont bien mesuré un « lien » entre l’usage des écrans et certains retards en termes de motricité fine, de langage ou d’autonomie, mais celui-ci est très « limité » (de l’ordre de 1,5 point de QI), quand on prend en compte le contexte social dans lequel évoluent les familles. L’étude pointe en revanche l’impact franchement négatif de l’usage de la télévision pendant les repas pour les plus jeunes (les 2-6 ans). « La télévision interfère avec la qualité et la quantité des interactions entre les parents et l’enfant. Or celles-ci sont cruciales à cet âge pour l’acquisition du langage », résume le biostatisticien Shuai Yang, principal auteur de l’étude.
De son côté, la « commission écrans » met en avant le « consensus scientifique net » qui lie l’hyperconnexion avec des « déficits de sommeil, la sédentarité, le manque d’activité physique, l’obésité », ainsi que « des problèmes de vue comme la myopie ». Elle insiste aussi sur les « risques élevés pour l’équilibre, voire la sécurité des enfants » induits par leur exposition au porno ou à l’extrême violence. En revanche, elle considère comme « nécessitant d’être approfondies » les « conséquences sur le neurodéveloppement des enfants et des adolescents ».
3 Que préconise la « commission écrans » pour « reprendre le contrôle » ?
D’abord de mettre en place une « progressivité dans l’accès aux écrans ». Pour les experts, il faut empêcher tout usage des outils numériques avant l’âge de 3 ans, et le limiter drastiquement entre 3 et 6 ans, « avec des contenus de qualité éducative, et accompagné par un adulte ». Pour les téléphones portables, la commission souhaite une interdiction jusqu’à 11 ans, et ce sans connexion Internet jusqu’à 13 ans. À partir de cet âge, elle propose de donner un smartphone sans accès aux réseaux sociaux, puis d’ouvrir cet accès à partir de 15 ans, uniquement sur des réseaux « éthiques », comme Mastodon ou Bluesky. Dans la même logique, la commission suggère d’interdire ordinateurs et téléviseurs dans les crèches et les classes maternelles et appelle à des « actions renforcées de sensibilisation » auprès des assistantes maternelles. « Remettons l’outil numérique à sa place : jusqu’à au moins 6 ans, l’enfant n’a pas besoin d’écran pour se développer », insiste Servane Mouton.
4 Parents, industriels, éducation nationale… Qui doit agir en priorité ?
Pour la « commission écrans », les premiers responsables des « usages inappropriés et excessifs », ce sont d’abord les industriels et leurs « produits addictogènes ». À ce titre, les experts semblent regretter que le Digital Service Act (DSA), le règlement européen sur les services numériques, en vigueur depuis février, se contente d’appeler à une autorégulation du secteur, mais ils n’avancent pas de mesures chocs pour dompter l’appétit des Gafam. Si la Commission assure ne pas vouloir « culpabiliser » les parents, elle souligne toutefois leur rôle central. « Il faut réapprendre aux parents à jouer avec leurs enfants », plaide Servane Mouton. Dans nos colonnes (HM du 9 mai), le psychologue Serge Tisseron allait dans le même sens, conseillant aux parents de « bannir leurs smartphones pendant les interactions » avec leur progéniture. Mais il prévenait aussi : « Beaucoup de mères seules n’ont pas besoin qu’on leur explique comment réguler le temps d’écran de leur bébé, elles ont besoin d’une place en crèche. » Quant à l’éducation nationale, elle « doit aussi balayer devant sa porte », a lancé Gabriel Attal, le jour même de la remise du rapport. « Je ne suis pas technophobe à considérer qu’il faut proscrire tout écran. (…) Mais l’écran pour l’écran n’a aucun intérêt, et on devra repenser aussi un certain nombre de politiques, notamment dans l’éducation », avait prévenu le premier ministre.