La Commission européenne l’écrit noir sur blanc sur son site : l’évasion fiscale est « un problème énorme », qui représente « jusqu’à 1 000 milliards d’euros ». « Pensez aux nouvelles salles de cours pour vos enfants, au nouvel hôpital pour votre grand-mère, aux nouvelles lignes de chemins de fer et aux routes qu’on pourrait financer si on pouvait récupérer tous ces impôts », s’indigne la Commission.
Pourtant, ces dernières années n’ont pas été marquées par un fort volontarisme de la part des institutions européennes pour lutter contre ce fléau, au point que la question n’émerge pas non plus franchement dans la campagne. « Globalement, depuis dix ans, il n’y a eu sur ce sujet que quelques mesures, parfois intéressantes, mais toujours insuffisantes », résume le fiscaliste Vincent Drezet. « L’Union européenne a calé sa stratégie sur celle de l’OCDE, et chaque avancée a été une réaction à une grosse affaire ou à une crise », remarque encore le porte-parole d’Attac.
Pourtant, il y aurait à faire. Lison Rehbinder soupire : « Au sein de l’UE, il y a des paradis fiscaux notoires, des sièges de multinationales qui font fuiter leurs profits et des ultra-riches qui ne paient pas leur juste dû d’impôt », énumère la chargée de plaidoyer au CCFD Terre solidaires (Comité catholique contre la faim et pour le développement). La majorité des pays européens en soufre. En moyenne, 20 % de l’impôt sur les sociétés des pays membres s’évaporent. Et les principaux responsables de la fuite des bénéfices dans les paradis fiscaux sont des États membres.
1. L’Union, aspirateur à bénéfices
En 2022, les multinationales ont réalisé 2 800 milliards de dollars (2 586 milliards d’euros) de bénéfices à l’étranger, c’est-à-dire en dehors du pays où se situe leur siège. 35 % de cette somme, soit 1 000 milliards (921 milliards d’euros), ont été transférés vers des paradis fiscaux. Les deux principaux pays qui permettent ces fuites de bénéfices sont l’Irlande et les Pays-Bas. Chacun de ces deux États de l’Union offre la possibilité aux multinationales d’y planquer entre 140 milliards et 180 milliards de dollars par an (entre 129 et 166 milliards d’euros).
Le Luxembourg et la Belgique figurent aussi dans le top 10 mondial des paradis fiscaux. Ce qui crée certaines aberrations. L’Observatoire européen pour la fiscalité a calculé qu’en Irlande, pour chaque euro de salaire payé, une multinationale déclarait 6 euros de bénéfices. De l’Irlande ou des Pays-Bas, l’argent file vers les paradis fiscaux traditionnels – îles Caïmans, Bermudes, les îles Vierges britanniques – via des montages nommés « double irlandais », « sandwich hollandais », ou plus récemment « single malt », ce dernier permettant aux firmes d’envoyer leurs bénéfices quasi nets d’impôt à Malte depuis l’Irlande.
Cette fuite de bénéfices via l’Europe ne pénalise pas que les autres États membres. Ainsi, l’évasion fiscale des multinationales dans l’Union est un aspirateur qui absorbe en cumul 400 milliards de dollars (369 milliards d’euros) en provenance… des pays du Sud. Soit le double de l’intégralité de l’aide au développement. « Les institutions européennes auraient donc clairement un rôle à jouer contre l’évasion fiscale, mais l’UE semble de plus en plus déconnectée des réalités mondiales, déplore Lison Rehbinder. Elle ne prend pas en compte l’urgence qu’il y a à adopter des mesures efficaces et complètes pour lutter contre ce fléau. »
2. La liste noire, un simple coup de com ?
La seule mesure sur laquelle l’Union européenne communique régulièrement – tous les six mois – est la mise à jour de la liste noire des paradis fiscaux. Cette liste ne sert concrètement à rien. « L’idée à l’origine était de faire du « name and shame », de pointer du doigt ces pays, rappelle Vincent Drezet. Mais c’est complètement dépassé depuis que l’évasion fiscale est devenue une industrie. » Ainsi, comme ils sont jugés coopératifs selon les critères de l’UE, aucun pays européen n’y figure.
À gauche, les programmes promettent une profonde réforme de cette liste noire, où figureraient les États membres contrevenants. La FI entend « confier son établissement (de la liste noire – NDLR) à un groupe démocratique et transparent » et le PCF veut interdire « aux entreprises, aux banques et aux particuliers résidant dans l’UE d’entretenir des relations financières avec un paradis fiscal ou d’y faire transiter des fonds ».
En effet, pour l’heure, faute de sanction, figurer sur cette liste européenne ne porte à aucune conséquence. EELV souhaite également « interdire l’accès aux marchés publics et financiers des acteurs ayant des activités dans les paradis fiscaux ». Vincent Drezet suggère d’ajouter « une présomption de fraude fiscale » lorsqu’une multinationale est présente dans un pays de cette liste, afin d’inverser la charge de la preuve.
L’intérêt de la mesure fait en tout cas débat. Voilà vingt-cinq ans que les institutions européennes mettent à jour et publient cette liste deux fois par an, sans réel résultat. « Pire, elle est utilisée par l’UE pour imposer ses règles aux pays du Sud, dénonce Lison Rehbinder. La Namibie a été ainsi stigmatisée sans véritable raison fiscale, cette liste servant d’outil de domination diplomatique. Je ne comprends pas pourquoi les députés européens ne sont pas plus critiques à ce propos. »
3. Reporting ou transparence ?
La dernière grande réaction de la Commission européenne contre l’évasion fiscale remonte au scandale des LuxLeaks en 2014, avec le reporting pays par pays. Les multinationales devaient déclarer aux administrations fiscales toutes les activités réalisées dans chaque pays d’implantation. Mais la directive a été bloquée jusqu’en 2021, puis vidée de sa substance.
Le temps qu’elle soit retranscrite et mise en place, les premiers effets devraient se faire sentir en 2026, si effets il y a. « Ce reporting ne concerne plus que les États membres. Pour les autres pays, les données seront agrégées, donc on ne pourra pas suivre les montages d’évasion fiscale. Les multinationales peuvent aussi décider de ne pas fournir les informations pendant plusieurs années si elles estiment que ça nuit à leur compétitivité. Bref, cela ne va servir à rien », tranche Lison Rehbinder, amère.
Vincent Drezet regrette aussi le seuil élevé : seules les multinationales au chiffre d’affaires supérieur à 750 millions d’euros annuel sont concernées. « Et le reporting n’est pas la transparence, cela ne concerne que les administrations fiscales, qui sont déjà exsangues. Il faut rendre ces données publiques, permettre aux ONG et au public de s’en saisir », complète le porte-parole d’Attac. La FI comme le PCF proposent de telles mesures de transparence.
Léon Deffontaines évoque également la création de nouveaux droits pour les travailleurs : « Leurs représentants doivent être informés et consultés sur les ventes de brevets et de marques, sur les prêts intragroupes, ainsi que sur le montant des redevances et les pays vers lesquels ces fonds sont versés. »
Plus globalement, en matière de transparence Attac propose la création d’un cadastre financier, un registre qui recense les détenteurs de titres financiers (actions, parts dans des fonds d’investissement, dans les trusts…).
4. Unanimité et harmonisation
Le syndicat Solidaires finances publiques a écrit une lettre aux candidats aux élections européennes, appelant à un serpent fiscal européen, « fondé sur le même principe de fonctionnement que le serpent monétaire européen destiné à limiter les écarts entre les monnaies des pays. Le serpent fiscal européen vise à limiter les écarts fiscaux entre les États ». Car la règle héritée de l’OCDE, fixant un taux minimum d’imposition sur les multinationales à 15 %, est loin d’être suffisante.
La question est technique mais d’importance. Pour endiguer la concurrence fiscale vers le bas, il ne suffit pas de se mettre d’accord sur une assiette de l’impôt sur les sociétés (définir ce qui est considéré comme un bénéfice taxable) et sur un taux plancher. Pour Vincent Drezet, il faut aussi harmoniser la TVA, avec un taux plafond. Car l’actuel système intracommunautaire est générateur de fraudes : plus de 20 milliards d’euros par an pour la seule France.
De manière générale, la gauche s’accorde pour défendre une taxation unitaire des multinationales. « Il s’agit de considérer les profits réalisés par les entreprises comme un tout, et de redistribuer les impôts prélevés entre les États. Cela peut se faire à l’échelle communautaire, résume Lison Rehbinder. Après les scandales LuxLeaks et Panama Papers, la question était très discutée à la Commission. Mais la règle de l’unanimité y a mis fin. »
En effet, les règles européennes imposent l’unanimité des États membres pour adopter une décision en matière fiscale. La FI propose clairement de « faire tomber le veto des paradis fiscaux européens ». Les ONG mettent en garde toutefois sur le contexte politique. « Et si demain une majorité de pays ultra-libéraux décidait d’aller au bout de la concurrence fiscale, que se passerait-il ? » questionne Vincent Drezet. « Une chose est sûre, conclut-il, la baisse du consentement à l’impôt profite à l’extrême droite. On a besoin, à gauche, de plus de personnes investies sur ces questions, qui sont capables de faire émerger clairement des propositions et analyses critiques. »