« Wokisme » partout, définition nulle part. Le mot a déboulé dans notre débat public, au début des années 2020, et sa critique est désormais la principale grille d’analyse des conservateurs et réactionnaires de tout poil, pour dézinguer la gauche. « Le Figaro » a du mal à boucler un édito sans s’en alarmer, CNews y dédie son temps d’antenne. « Wokisme » emprunte à un terme américain, « wokeness », et l’assortit d’un -isme qui suppose une entreprise idéologique et politique.
Dans son dernier ouvrage, « Le wokisme n’existe pas », Alain Policar retrace la généalogie de ce néologisme et ses principaux usages. Sociologue, futur ex-membre du Conseil des sages de la laïcité, qu’il quittera en fin d’année après avoir publié plusieurs textes critiques envers la loi de 2004 sur le port du voile à l’école, le chercheur se propose de désamorcer un mot piégé, qui contribue à enfumer un peu plus le débat.
« Wokisme » est un néologisme récent dans le débat public français, désormais surinvesti. À l’origine, il y a le mot américain « wokeness », qui est à connotation plus positive. Comment est-on passé de l’un à l’autre ?
Le mot « wokeness » provient des Afro-Américains et désigne simplement le fait de s’éveiller aux injustices, d’en prendre pleine conscience, notamment dans le contexte post-esclavagiste et ségrégationniste. Il apparaît à la fin du XIXe siècle et se développe tout au long du XXe. Martin Luther King l’emploiera, jusqu’à ce qu’il soit repris, en 2013, dans un des slogans de Black Lives Matter (« I stay woke »).
La mort de George Floyd, en 2020, qui a relancé le mouvement, a été énormément médiatisée, y compris chez nous. Et il y a eu #MeToo. Les critiques de ces mouvements ont elles aussi voyagé : la crainte de la « cancel culture », le débat sur l’appropriation culturelle…
Le mot woke a ainsi traversé l’océan, notamment dans la perception négative qu’en avaient les conservateurs américains, pour dénigrer ces mouvements. En France, en janvier 2022, s’est tenu un premier colloque contre le wokisme à la Sorbonne, introduit par Jean-Michel Blanquer, alors ministre, et dans lequel on retrouvait tous les anti-woke actuels : le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, Nathalie Heinich, ou encore le Québécois Mathieu Bock-Côté, qui a son rond de serviette sur CNews.
Ce colloque se proposait notamment de « déconstruire la déconstruction »…
C’est ne pas comprendre grand-chose à la déconstruction. Déconstruire un concept est un mouvement naturel de la connaissance. C’est, comme nous le faisons ici avec « wokisme », en analyser l’origine, la fonction, les usages. C’est un exercice de lucidité critique par rapport aux mots et aux choses.
Les anti-woke en font un synonyme de destruction, comme s’il y avait une entreprise politique de sape contre la civilisation blanche, chrétienne, « républicaine. » Voilà pourquoi les wokistes, une fois renvoyés à ce mot, sont vite accusés de complicité avec l’islamisme, voire le terrorisme, ce que sous-entend le terme voisin d’« islamo-gauchisme ». Certains qualifient même le wokisme de « totalitarisme ». Je crois que personne en France n’est au goulag ou dans un camp pour ses opinions. Encore moins ceux qui crient à la censure en ayant pignon sur rue dans les médias.