Si le texte adopté mardi 30 avril au soir, en première lecture à l’Assemblée nationale, était appliqué, jamais les documents cités à l’appui de nos récentes révélations sur l’exposition des travailleurs de la RATP face aux risques chimiques n’auraient pu être dévoilés. La proposition de loi « relative à la confidentialité des consultations des juristes d’entreprise », votée par 38 voix contre 34, donne encore plus de poids au « secret des affaires » mis en place en 2018. En cas d’adoption définitive, la proposition de loi pourra priver les salariés « de la possibilité de prouver une fraude en matière de licenciement économique » ou encore « une faute inexcusable en matière d’accident ou de maladie professionnelle ».
Le texte empêchera de fait des consommateurs d’« établir la connaissance par le fabricant du danger de leurs produits ». Et il viendra stopper les démarches d’associations et de syndicats visant à faire « la preuve d’un désastre écologique » connu de l’entreprise, s’indigne le Syndicat des avocats de France (SAF). Enfin, les lanceurs d’alerte, et, avec eux, les journalistes, ne pourraient publier des éléments de dossiers classés confidentiels, dans l’intérêt du public, sans se retrouver criminalisés.
La majorité appuyée par la droite
Ce texte particulièrement nocif a recueilli les suffrages de la majorité (Renaissance, Modem et Horizons), appuyée par Les Républicains. Les communistes, insoumis, socialistes et écologistes ont voté contre, tout comme le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (Liot) et le Rassemblement national. Mais rien ne semble pouvoir enrayer pour le moment la démarche de la Macronie. C’est elle qui a impulsé cette loi, déjà votée en avril au Sénat, à l’initiative de l’élu Renaissance Louis Vogel.
Le texte de la Chambre haute prévoit que la correspondance des juristes d’entreprise, avis et consultations juridiques réalisés au bénéfice de l’employeur soient « couverts par une confidentialité rejoignant le secret professionnel de l’avocat », déplore le SAF. Celui de l’Assemblée amène à ce que « les consultations couvertes par la confidentialité (…) ne peuvent, dans le cadre d’une procédure ou d’un litige en matière civile, commerciale ou administrative, faire l’objet d’une saisie ou d’une obligation de remise à un tiers, y compris à une autorité administrative française ou étrangère ».
Nourrir un sentiment d’impunité chez le patronat
Ce qui revient à imposer un « legal privilege » pour les juristes d’entreprise. Une « demande impérieuse de nos entreprises », affirme le député macroniste et rapporteur de la commission des Lois Jean Terlier. Seules les procédures pénales et fiscales sont officiellement exclues de ce secret. Mais le texte vise à étouffer dans l’œuf la transmission d’informations potentiellement primordiales pour notre société. Il risque de nourrir une forme de sentiment d’impunité chez les dirigeants d’entreprise. Les autorités de contrôle françaises et européennes (Autorité des marchés financiers, inspection du travail, etc.) ne pourront même plus intervenir dans leurs domaines respectifs.
Rédigée sur mesure pour des entreprises qui auraient quelque chose à se reprocher, la proposition de loi a été vivement dénoncée dans l’Hémicycle par la gauche, qui y voit une nouvelle attaque contre la démocratie économique et sociale. Et ce d’autant plus que les juristes d’entreprise sont subordonnés à leurs employeurs, donc « ni libres ni indépendants », contrairement à ce que doit être la justice, rappelle Émeline K/Bidi, députée GDR de La Réunion. On ne peut croire que les « garde-fous déontologiques » avancés par le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, soient dans ce cas un tant soit peu respectés.
Un texte qui ne profite ni à la justice, « ni à l’intérêt général »
Le ban et l’arrière-ban de la Macronie, épaulés par la droite, s’appuient, entre autres, sur le fait que, selon eux, « de nombreuses directions juridiques choisissent de s’établir dans des pays qui bénéficient de cette protection ». D’autres, qui restent en France, feraient « le choix de ne pas recruter de juristes d’entreprise français et se tournent vers des lawyers anglo‑saxons ». Pourtant, selon le baromètre EY de l’attractivité, la France se classait, en 2023, au premier rang des pays les plus attractifs d’Europe. L’argument selon lequel ce texte de loi est rédigé au nom de la compétitivité de la France tombe donc à l’eau.
À qui profite-t-il en réalité, alors même qu’il a été proposé « sans étude d’impact ni avis du Conseil d’État », comme l’a rappelé le député FI du Nord, Ugo Bernalicis ? Ni à la justice, ni aux avocats («Tous les bâtonniers sont contre sauf celui de Paris », souligne le député Liot Paul Molac), « ni à l’intérêt général », avance la socialiste Cécile Untermaier. D’ailleurs, « sur le terrain, je n’ai jamais entendu parler d’un tel besoin », insiste-t-elle, après avoir rappelé qu’en 2015, elle s’était déjà mobilisée contre un même projet aux côtés du ministre de l’Économie d’alors, un certain Emmanuel Macron.