Que le président de la République prononce à la Sorbonne un discours – annoncé comme la quintessence d’un nouveau projet européen – au moment même où le Parlement européen se réunit à Strasbourg en séance plénière en dit long sur son mépris de cette assemblée élue et de son peu de reconnaissance du parlementarisme européen.
Rappelons que, comme le Conseil européen dont le chef d’État est membre, un député européen est co-législateur des lois européennes.
Il n’est cependant pas inutile de lire et d’étudier le copieux et dense texte programme présenté par Emmanuel Macron à la Sorbonne, vidée de ses étudiants pour l’occasion.
Tout un symbole puisque le président s’y adressait essentiellement aux siens, les décideurs européens et les grands détenteurs de capitaux. Pas aux travailleurs, pas à la jeunesse en quête de solidarité, d’échanges et de coopération pour un nouveau projet de société plus juste et plus humain.
Un certain nombre de constats sur les enjeux auxquels l’Union européenne est confrontée, dans le contexte des bouleversements du monde en cours, sont certes utiles et peuvent même être partagés. Dès lors, la confrontation sur les solutions possibles devrait faire l’objet de débats plus sérieux que les échanges de petites phrases et les futiles polémiques.
De tels constats devraient conduire à s’interroger sur le rôle nouveau que devrait jouer l’Union européenne non pas pour accompagner le cours des choses, mais pour le changer. Les mots choisis disent beaucoup des intérêts que l’on sert. Des spécialistes du langage ont évalué que les plus utilisés lors de ce discours sont : marché, puissance, sécurité, frontières. Par contre, nulle trace des mots travail, travailleurs, progrès social, progrès écologique, lutte contre la pauvreté, la précarité, l’exclusion, action pour la paix. Il ne s’agit pas d’oublis. Leur absence souligne la conception fondamentale d’une construction européenne visant à conforter les grands groupes industriels et les marchés financiers internationaux loin de la protection des travailleurs et des peuples sans cesse placés dans une concurrence destructrice et anti humaniste.
M. Macron ne propose pas d’affronter le carcan européen – quasi constitutionnalisé dans les traités – mais d’en renforcer les fers les plus durs, les plus nocifs et dangereux.
Aucune volonté de travailler à une réorientation de la construction européenne vers un nouveau projet de coopération entre nations et peuples souverains, libres et associés, engagés vers le désarmement, l’élaboration d’un plan de sécurité commune et de paix. Au contraire, le chef de l’État français propose une grille de lecture qui, tout entière pousse à penser en termes de puissance militaire et financière dans la guerre intra-capitaliste mondialisée.
Son insistance, depuis des mois, sur les projets de réarmement des pays européens comme pilier de l’Otan est antinomique avec l’enjeu fondamental visant à bâtir une stratégie de prévention des conflits, complémentaire d’un projet de sécurité humaine globale. Rien de tel dans ce discours. Au contraire, alors que pour la première fois de son histoire, l’Union européenne affecte une partie de son budget pour acheter des armes, M. Macron propose « une préférence européenne » pour l’achat de celles-ci. Sa proposition est donc de relancer l’industrie d’armement en Europe. Jamais il ne propose « une préférence » numérique ou pharmaceutique, agricole ou énergétique. Pire encore, dimanche dernier dans un entretien à un groupe de presse, il va jusqu’à proposer le partage de l’arme nucléaire française. Qui décidera de son utilisation ? Qui en détiendra les clés ? Pure folie !
Il fait l’impasse sur les coopérations de type nouveau à construire avec les pays du sud pourtant si proches de nous. Il ne dit pas un mot sur l’impitoyable guerre que livre le pouvoir israélien aux populations de Gaza, ni sur la colonisation israélienne en Cisjordanie et à Jérusalem.
Il aurait pourtant pu profiter de l’occasion pour lancer une initiative européenne poussant au respect du droit international et pour la reconnaissance de la Palestine. Il aurait pu donner un nouveau contenu positif au projet euroméditerranéen. Rien de tel !
Il ose une nouvelle fois utiliser ce vocable discutable de « souveraineté européenne » ? Or, celle-ci s’arrête toujours là où prospèrent les intérêts américains, ceux des grandes multinationales et ceux de l’extrême droite israélienne !
La dramatisation, orchestrée par l’utilisation de mots tels qu’« Europe mortelle », révèle l’angoisse des bourgeoisies et des milieux d’affaires en Europe, mais ne dit pas de quoi se meurt cette construction européenne. Sa crise ne vient pas d’un excès de progrès social, démocratique, écologique. Elle trouve sa source dans le suivisme atlantiste, dans les souffrances des près de 14 millions de travailleurs privés d’emploi, des plus de 100 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, dans les considérables inégalités salariales et sociales, dans la soumission aux trusts numériques, de l’armement et de la pharmacie nord-américains, dans les traités de libre-échange qui donnent pouvoir aux grandes sociétés transnationales d’attaquer les États et l’Union européenne, devant des tribunaux internationaux privés, dès lors que des législations sociales ou environnementales entravent leurs possibilités d’augmenter leurs profits.
Cette « souveraineté européenne » n’est que le cache-sexe pour dissimuler la souveraineté du grand capital international que garantissent tous les traités européens. Une Union européenne coopérative reconnaîtrait que la souveraineté est populaire et s’exerce dans le cadre de la nation jusqu’au moment où les citoyens décident de nécessaires « partages de souveraineté » dans le cadre de cette union. Une union nouvelle des nations et des peuples libres, souverains et associés. Un tel projet permettrait d’ailleurs de combattre les nationalismes qui gangrènent l’Europe et détruisent l’indispensable internationalisme ouvrier.
On notera que l’exposé du président soulève des questions depuis longtemps mises sur le devant de la scène par les communistes y compris dans leurs actions et propositions au sein du Parlement européen. Ainsi, E. Macron est-il contraint de critiquer en creux le rôle de la Banque centrale européenne (BCE) qui ne soucierait pas de « la croissance » et des enjeux de « décarbonations de l’économie ». Il ne va cependant pas jusqu’à demander que la banque centrale et l’orientation de la création monétaire soient placées sous le contrôle des travailleurs et des peuples. C’est pourtant ce qui permettrait de traiter l’enjeu des dettes des États et des collectivités tout en développant de grands services publics pour les transports, le logement, la logistique, le numérique et des projets nouveaux pour le développement humain : l’école et l’université, la recherche, la santé ou un projet agro-écologique.
Le président pointe les besoins d’investissements qu’il évalue à mille milliards d’euros. On peut partager cet objectif et contester radicalement les moyens d’y parvenir. Fidèle à sa doctrine en faveur du grand capital, il propose de le subventionner y compris à partir d’emprunts levés par la puissance publique – qui alimenteraient de facto les marchés financiers – et « de remettre la culture du risque dans la gestion de l’épargne ».
Il veut ainsi revenir sur les faibles régulations financières et les règles prudentielles appliquées au secteur des banques et de la finance après la crise financière de 2008. Or, là encore, c’est une autre mobilisation de la BCE, la taxation des transactions financières, un impôt commun sur les bénéfices des multinationales, la lutte effective contre les paradis fiscaux qui permettraient de se donner les moyens pour des projets industriels et de services en phase avec la préservation du climat et de l’environnement, créateurs d’emplois durables et correctement rémunérés.
Quant à sa prétendue Europe de « l’humanisme », elle serait bien plus crédible si au Conseil européen, il ne s’était pas acharné à s’opposer à la directive en faveur des travailleurs des plateformes et à détricoter celle sur « le devoir de vigilance des entreprises », destinée à favoriser un comportement social et écologique responsable. On ne peut croire à son « humanisme », s’il n’avait pas – prétendument au nom d’une simplification administrative – participé ces dernières semaines à l’annulation dans la politique agricole commune de plusieurs dispositions de protections de la santé des travailleurs-paysans et de l’environnement ou s’il n’avait pas participé activement à l’élaboration du fameux pacte « asile-immigration ».
Une construction européenne est indispensable pour affronter les grands défis de notre temps. Tant de problèmes communs ne peuvent se régler qu’à l’échelle d’une coopération continentale.
Dans une autre Europe, la souveraineté des peuples et des travailleurs sur la production et le travail l’emporterait sur la loi de la concurrence et de l’argent. Une telle voie exige d’entamer un processus de transformation pour un nouveau traité européen.
Une sortie des critères « de la concurrence libre et non faussée » oblige à changer les institutions non élues comme la Commission européenne et la Banque centrale européenne. Leurs orientations actuelles sont antagoniques avec la sortie des logiques productivistes et capitalistes exploitant jusqu’à épuisement, les êtres humains et la nature. Les peuples et les États devraient pouvoir déroger à l’application de certaines directives ou d’éléments des traités qui vont à l’encontre de leurs intérêts fondamentaux de progrès social, environnemental, d’égalité des femmes – hommes, notamment dans le travail.
Des clauses dites « du travailleur » ou « de la femme » les plus favorisés au sein de l’Union, bénéficiant du meilleur salaire, de la meilleure protection sociale ou environnementale, pourraient être rapidement votées par une nouvelle majorité au parlement. Encore faut-il en créer les conditions et bien mesurer l’importance de l’assemblée parlementaire européenne.
Le combat au sein de celle-ci et des institutions, avec plus de députés de gauche, particulièrement des députés communistes, est indispensable pour construire une majorité de gauche à l’heure où l’on frémit à la lecture des enquêtes d’opinion favorable aux droites extrémistes et aux extrêmes droites dont certaines se réclament sans fard du nazisme et du fascisme de Mussolini.
Dans un tel contexte, fou celui qui répand le venin des polémiques sur les plaies à vif de l’unité, sous les yeux rieurs de la grande bourgeoisie et des fondés de pouvoir du capital.
Au-delà des divergences, les travailleurs sont plus forts quand le débat porte sur des options de gauche et non plus sur des questions de droite, leur imposant toujours des réponses de droite aggravant leurs souffrances. Un renforcement substantiel de la gauche européenne avec des députés communistes serait d’autant plus efficace si elle s’articulait avec une union populaire en action pour la transformation radicale de la construction européenne. Les questions soulevées par le discours présidentiel nous y invitent. Il s’agit bien d’un enjeu de classe.