Il y a 80 ans, le 21 avril 1944, une ordonnance signée par le général de Gaulle après un amendement du communiste Fernand Grenier octroyait enfin aux femmes le droit de vote en France. Mariette Sineau, co-autrice du livre Femmes et république (documentation française, 2021) revient sur les réticences qui ont amené, à gauche, à repousser pendant de longues années l’universalisme réel du suffrage. Politologue au Cevipof, elle observe également les différences de genre dans le vote depuis 1945, et les combats qu’il reste à mener pour une vie citoyenne et politique plus paritaire.
Mariette Sineau
Directrice de recherche honoraire CNRS/Sciences Po, co-autrice de Femmes et République (La Documentation française, 2021).
Le 21 avril 1944, une ordonnance octroyait enfin le droit de votes aux femmes en France. Comment est-il possible que cela soit arrivé aussi tard ?
La France a été le premier pays, en 1848, à établir le suffrage universel masculin et parmi les dernières nations européennes à accorder aux femmes le droit de vote et d’éligibilité. Ce droit a été le fruit d’un long combat mené dès 1789 par les féministes.
En 1791, Olympe de Gouges publie sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne pour dénoncer le faux universalisme de la Déclaration de 1789 et réclame le droit pour les femmes de voter et d’être élues. Plusieurs autres occasions ont été manquées comme en 1848 ou après la première guerre mondiale, qui voit plusieurs nations européennes accorder le droit de vote aux femmes, dont l’Allemagne en 1918, le Royaume-Uni en 1928.
Comment les responsables politiques de l’époque le justifient-ils ?
Cette revendication vient plutôt de la gauche même si certains à droite la soutiennent. Cependant, les Radicaux-socialistes au pouvoir sous la IIIe République refusent les droits politiques aux femmes, au prétexte que celles-ci voteraient « sous influence » de l’Église et en faveur de la réaction royaliste. C’est la raison pour laquelle les radicaux, majoritaires au Sénat, ont refusé toutes les propositions de loi adoptées par la chambre des députés visant à admettre les femmes dans la cité politique.
Après la victoire du Front populaire en 1936, Léon Blum, renonçant à affronter les Radicaux sur la question du vote des femmes, s’en tient à une mesure symbolique : il fait entrer trois femmes au gouvernement au rang de sous-secrétaires d’État. Les communistes, bien que soutenant le droit de vote des femmes (le PCF a même fait élire plusieurs femmes aux municipales de 1925, scrutins annulés par les préfectures ou le Conseil d’État, NDLR) n’ont pas davantage fait pression, dans le Front populaire, pour que ce droit advienne.
En 1944, le droit de vote des femmes ne figure pas même au programme du Conseil national de la Résistance. Ce droit fut finalement « octroyé » par ordonnance et non voté par le Parlement. Des réticences liées à l’orientation du vote des femmes subsistent surtout chez les Radicaux.
Quant aux gaullistes, ils voient souvent l’élargissement du suffrage aux femmes comme un rempart face à un possible raz-de-marée communiste. C’est pourtant grâce à l’amendement du communiste Fernand Grenier – âprement combattu, notamment par les Radicaux – que les femmes deviennent « électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes » (article 17 de l’Ordonnance).
Est-ce que, justement, il existe un « vote de genre » ?
Dans l’après-guerre, les femmes sont plus nombreuses parmi les abstentionnistes et votent plus souvent à droite. Sous la IVe République, un partage d’influence s’établit entre, à droite, le Mouvement Républicain Populaire (MRP), d’obédience chrétienne, qui a la faveur des femmes et, à gauche, le Parti communiste qui a celle des hommes. Sous la Ve, on observe un sur vote des femmes en faveur de Charles de Gaulle, puis en faveur de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing. À tel point que François Mitterrand s’est plu à rappeler que si seuls les hommes avaient voté, il aurait été élu en 1965 et réélu en 1974
« Fait parlant : à la présidentielle de 2002, Jean-Marie Le Pen n’aurait pas été qualifié pour le second tour si seules les électrices avaient voté. »
L’orientation plus droitière des femmes, bien qu’en perte de vitesse, se maintient jusqu’en 1981. Ce n’est qu’au milieu des années quatre-vingt que les électrices votent autant à gauche que les électeurs voire davantage, tout en participant autant qu’eux aux scrutins. L’évolution du vote féminin reflète le nouveau visage des Françaises, plus souvent diplômées et qui font leur entrée en masse dans les emplois salariés. Il se produit ainsi une sorte d’alignement du vote des femmes sur celui des hommes.
À une seule différence mais capitale : les femmes accordent moins souvent leur suffrage à Jean-Marie Le Pen, candidat portant haut une rhétorique volontiers machiste et violente. Fait parlant : à la présidentielle de 2002, Jean-Marie Le Pen n’aurait pas été qualifié pour le second tour si seules les électrices avaient voté.
Au-delà de cette évolution socioculturelle, y a-t-il d’autres explications du sur vote à droite des femmes entre 1945 et 1981 ?
Les femmes de cette époque s’affirment plus souvent comme catholiques pratiquantes régulières. Or, c’est une règle intangible en science politique, plus on est intégré à la religion catholique plus on a tendance à voter à droite. Mais aujourd’hui le facteur religieux est en perte de vitesse, à la mesure du déclin de l’Église catholique en France.
Avec le temps le gender gap s’est mué en un gender génération gap : chez les jeunes, les femmes tendent à voter plus à gauche que les hommes tandis que chez les seniors, elles émettent un vote plus conservateur qu’eux. Les femmes étant en surnombre dans l’électorat âgé, les seniors femmes peuvent faire pencher la balance. Ainsi, la défaite de Ségolène Royal en 2007 s’explique en partie par cet effet « « genre génération » : elle s’est vue rejetée par les femmes âgées, qui ont massivement voté en faveur de Nicolas Sarkozy.
Avec l’octroi du droit de vote, les femmes ont automatiquement acquis leur place dans la vie politique et citoyenne ?
L’entrée officielle des femmes dans la cité en 1945 n’a pas suffi à créer les conditions de leur émancipation. Une fois de plus elles sont les grandes oubliées de l’Histoire. Elles peinent à être investies par les partis politiques et donc à se faire élire tant au Parlement que dans les assemblées locales.
Sous la IVe République, les législatives de 1946, qui se déroulent à la proportionnelle de liste voient élire plus de 5 % de femmes, part réduite à 3 % à celles de 1953. Sous la Ve République, les femmes connaissent une longue « traversée du désert » : au gouvernement, au Parlement et même dans les assemblées locales, elles sont réduites à la portion congrue. Le retour au scrutin uninominal pour élire les députes – système favorisant les notables en place – leur est fatal. En 1978, après 20 ans de Ve République leur place à l’Assemblée nationale n’atteint pas 4 %.
Majoritaires dans les partis politiques et dans les assemblées, les hommes ont aussi « confisqué » l’agenda politique. C’est l’élection du président de la République au suffrage universel qui permet aux femmes de « casser » le jeu des partis et de se rendre visibles et audibles comme sujets politiques.
Elles ont pour elles la force du nombre, représentant quelque 52 % des électeurs inscrits. Les campagnes présidentielles sont vite utilisées par les féministes comme caisse de résonance pour obtenir des droits nouveaux. De leur côté, les candidats à la présidentielle comprennent que les électrices peuvent faire la décision. Ainsi, en 1965 le candidat François Mitterrand met dans son programme la « régulation des naissances », soit la légalisation de la contraception.
En 1974, Giscard d’Estaing, prenant conscience du « big bang » MLF, fait voter, une fois élu, nombre de revendications féministes : légalisation de l’IVG, remboursement de la contraception, divorce par consentement mutuel… Il crée en outre un secrétariat d’État chargé de la Condition féminine. Les féministes continueront d’utiliser la présidentielle comme d’une tribune pour se faire entendre : ainsi la campagne de 1995 a permis la mise sur agenda de la parité, qui sera votée 5 ans après.
Dans la vie citoyenne et politique aujourd’hui, quelles sont les avancées qui restent à conquérir pour les femmes ?
Les différentes lois sur la parité ont permis une grande avancée des femmes dans les diverses assemblées élues, tant au Parlement que dans les assemblées locales. À l’Assemblée nationale, les législatives de 2017, qui ont suivi l’élection d’Emmanuel Macron, ont vu les femmes occuper 38,7 % des sièges de députés, leur part ayant un peu régressé à 37 % après les législatives de 2022.
Pour la première fois de l’histoire une femme préside l’Assemblée nationale. Les femmes occupent désormais une place centrale dans les institutions. Toutefois, la parité numérique ne vaut pas toujours parité « qualitative ». Si le gouvernement de Gabriel Attal formé en janvier 2024 comprend quelque 54 % de femmes on n’en compte 89 % parmi les secrétaires d’État, 56 % parmi les ministres délégués, mais seulement 38 % parmi les ministres de plein exercice, aucune n’occupant d’ailleurs de ministère régalien.
Si les conseils régionaux, départementaux et municipaux sont à parité ou s’en approchent, si la composition des exécutifs de ces mêmes assemblées sont paritaires, ce sont bel et bien les hommes qui président aux destinées des assemblées territoriales : 80 % des maires sont des hommes, de même que 80 % des présidents des conseils départementaux.
Le taux de masculinité atteint près de 89 % parmi les présidents de Conseils communautaires pour redescendre à 69 % parmi les présidents de pouvoirs régionaux. La rhétorique sur l’égalité hommes/femmes se trouve encore souvent démentie par les faits.