On savait le monde du travail rempli d’histoires en tous genres. Mais alors celle-ci ne manque pas de sel, révélée en juin 2023 par une enquête en commun de trois journaux locaux, Le Sans Culotte (Vendée), La Lettre à Lulu (Nantes) et La Topette (Angers). Des membres de la direction de plusieurs entreprises de la région useraient de formations de développement personnel peu conventionnelles.
On parle ici de l’ennéagramme : une figure géométrique constituée par un polygone et un triangle inscrit dans un cercle, présentée comme un instrument d’analyse psychologique des individus et des groupes. Plusieurs numéros sont attribués sur des arêtes du dessin, correspondant à une personnalité : loyal, épicurien, altruiste… Cela permettrait aux participants de découvrir une facette de leur identité en fonction du numéro qui leur est attribué.
Sur le papier, on croirait à un scénario tiré de comédie absurde. Pourtant l’entreprise Fleury Michon, installée à Pouzauges (Vendée) fait partie de ces adeptes, selon un programme de formation qu’a pu consulter l’Humanité. « Nous avons été alertés en externe en 2023 de cette pratique au sein de notre entreprise. L’ennéagramme apparaît depuis au moins 2018 dans nos plans d’encadrement mais nous n’y avions pas fait attention avant d’être alertés sur ce que c’était », explique un membre CGT de Fleury Michon.
« Manipuler ses employés ou s’en séparer »
L’entreprise vendéenne, séduite par la formation, l’aurait appliquée à certains des membres de son personnel. La pratique serait entrée dans l’entreprise via un dénommé Serge Masserot, conseiller en stratégie sociale, qui aurait servi de coach aux salariés.
Mais voilà que la démarche figure parmi la liste des pratiques à risque de dérives sectaires ciblées par la Miviludes, la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. « L’ennéagramme est présent dans différentes méthodes apparentées au coaching et est souvent associé à d’autres techniques psychologiques », indique-t-elle sur son site.
Selon la CGT Fleury Michon, la direction s’en est servie pour « manipuler ses employés, former des groupes de travail en fonction des personnalités ou se séparer de personnes qui ne correspondraient pas à sa vision ».
Dès lors, des membres du personnel de Fleury Michon ont commencé à nourrir des craintes. À la même période, l’enquête réalisée par nos confrères a été publiée, provoquant l’émoi. Le 22 juin, en réunion de Comité social et économique (CSE), le directeur des relations sociales de Fleury Michon, énonce aux élus présents que « la direction est choquée par le fait qu’un document interne ait été diffusé à la presse. Il rappelle que si un élu CSE transmet un document confidentiel de l’entreprise à l’extérieur, il engage sa responsabilité », indique le compte rendu du CSE que s’est procuré l’Humanité.
Par la suite, des discussions avec la direction et les salariés se poursuivent. Certains élus poussent pour mettre fin à cette formation. « Combien de salariés sont formés à l’utilisation de l’ennéagramme ? », questionne une personne présente lors d’un nouveau CSE le 14 septembre 2023. « Compte tenu des doutes persistant de dérives sectaires autour de certains organismes de formation, nous demandons la suspension du financement de ces formations et de réaffecter le budget dans les salaires », poursuit l’individu.
Près de 500 000 euros dépensés en développement personnel
Le DRH du groupe aurait alors répondu que l’ennéagramme servait « pour apprendre à se connaître (…) Les formations engagées, sont maintenues pour cette fin d’année. » Aujourd’hui, selon la CGT Fleury Michon, leur nombre a été réduit. Au total, en 2023, le développement personnel a représenté un lourd investissement avoisinant « pas loin de 500 000 euros en comptant toutes les formations ».
Depuis, en interne on regrette une dégradation des rapports avec la direction. « Les relations n’ont jamais été bonnes. Mais elles se sont détériorées au moment des élections professionnelles en décembre 2023 », souligne un cégétiste. Selon lui, la direction aurait mené campagne contre l’organisation lors de réunions entre salariés et cadres dirigeants de l’entreprise. « Ce sont des réunions qu’ils appellent « libre-échange ». Des participants nous ont rapporté que lors de celles-ci des propos ont été tenus contre la CGT, en prenant le soin de ne pas la nommer, mais en mettant en garde les salariés de voter pour nous », poursuit-il.
Ces crispations s’inscrivent dans un historique déjà chargé en conflits sociaux. En 2017, le spécialiste de l’agroalimentaire avait organisé un « plan Renaissance » qui supprimait 350 postes. En février dernier, une des élues CGT a cessé de travailler pendant quelques jours à la suite d’une réunion houleuse au cours de laquelle, le directeur des relations sociales l’aurait intimé d’arrêter de « poser des questions » et de « prendre la parole ».
Plus récemment, un salarié et élu du personnel est visé par une procédure disciplinaire. À l’occasion des négociations annuelles obligatoires, les salariés insatisfaits de l’avancée des discussions, se sont rassemblés au siège social de Fleury Michon. Une querelle aurait alors éclaté entre la délégation CFDT et ce salarié en raison d’un accord signé par les premiers des années auparavant. « Un délégué CFDT s’est accroché à lui. Des menaces ont été proférées. À la suite de cet événement, la délégation CFDT s’est déclarée en accident de travail et a déposé un droit d’alerte pour atteinte à la personne », raconte un responsable CGT Fleury Michon.
Résultat : le cégétiste se retrouve convoqué par sa direction. Initialement prévu ce lundi 15 avril, son entretien « préalable à une éventuelle sanction » (d’après la lettre envoyée par Fleury Michon) avec la direction a été décalé au vendredi 19 avril. Le syndicat y voit une nouvelle occasion pour la direction de réprimer un de ses adhérents. Pour l’heure, le principal concerné ignore le motif de cette convocation. Contacté sur tous ces points, Fleury Michon a précisé ne pas vouloir apporter de « commentaires sur cette situation interne ».