En politique, l’absence de colonne vertébrale n’empêche pas de faire la course en tête. Raphaël Glucksmann, tête de liste du mouvement Place publique et du PS pour les européennes, en est la preuve. La truffe au vent, l’eurodéputé entend se laisser porter par les flots. Espérant profiter opportunément des ralliements d’électeurs de camps que tout oppose pourtant : Macronie et insoumis.
« Il ne faut pas cibler un électorat en particulier, nous précise-t-il. De plus en plus de gens se reconnaîtront en nous parce qu’ils verront dans notre dynamique une possibilité de s’engager sans sacrifier une partie d’eux-mêmes comme ils ont pu le faire lors de précédentes élections ». Et pour l’instant, à en croire les sondages, ça marche : crédité de 13 % des intentions de vote dans la dernière enquête Harris interactive, il est actuellement en tête à gauche et à quatre points seulement de la tête de liste Renaissance, Valérie Hayer.
Tout sur l’Ukraine, rien sur Gaza
Oui mais à partir de quelle ligne ? Depuis le début de la campagne, le candidat a fait de l’international sa thématique prioritaire. Logique pour celui qui avouait, en 2018, se sentir « davantage chez lui culturellement » à New York ou à Berlin plutôt qu’en Picardie. Et qui, ces dernières années, a plus foulé les sols rwandais, géorgiens et ukrainiens, en bon disciple de Bernard-Henri Lévy, que notre chère « diagonale du vide ».
Particulièrement offensif sur la question ukrainienne depuis le début de la campagne, appelant la France et l’Union européenne à entrer en « économie de guerre » face à la Russie, sa stratégie lui a valu quelques tacles de la part du PCF et de la FI, qui jugent ses propos « va-t’en guerre ».
Dans son entourage, cette priorité est assumée et doit même « déterminer la ligne de la gauche ». « La question qui est posée, c’est l’Europe, et il est urgent pour la gauche de la trancher, explique-t-on. Notre candidature propose ce choix. Regardez le programme de la Nupes : ils sont d’accord pour ne pas être d’accord. Mais si la gauche veut accéder au pouvoir plutôt que de rester bloquée en AG, il lui faut assumer dans quel camp elle est, avec quels pays elle voudrait former des alliances ».
Aurore Lalucq, eurodéputée candidate sur la liste de Raphaël Glucksmann, ne veut pas entendre parler de l’après 2024. Mais elle aussi assume le pari de son chef de file : « Sa candidature, c’est celle qui entend être à la hauteur d’enjeux internationaux majeurs. La guerre en Ukraine, l’élection probable de Donald Trump, l’offensive de la Chine qui lamine notre industrie. Les insoumis le renvoient à ce qu’ils peuvent : à ce qu’il est, à des archives… Mais Raphaël a de l’épaisseur ».
Malgré son angle mort sur Gaza ? En refusant d’employer le terme « génocide » pour qualifier le carnage en cours mené par les forces israéliennes, le candidat est apparu isolé sur cette position (qu’il qualifie de « précautionneuse juridiquement »). Jusqu’à brouiller son image de justicier forgée à coups de publications flashy sur les réseaux sociaux en défense de minorités opprimées, comme les Ouïghours, et de donner du crédit à ceux qui voient en lui le digne héritier de son père, le philosophe atlantiste André Glucksmann, disparu en 2015. Étiquette légitimée par certains de ses votes à Bruxelles, notamment contre la résolution du 24 novembre 2022 déplorant la situation des droits de l’Homme au Qatar.
En privé, le candidat s’agace de ce « procès » : « Il n’y a pas d’atlantistes, puisqu’il n’y a plus d’atlantisme ». Pourtant l’OTAN ne s’est jamais aussi bien porté depuis des décennies… Reste que d’après Manuel Bompard, coordinateur national de la France insoumise, « Glucksmann perd 2 000 abonnés par semaine sur Instagram à cause de Gaza ! ». Le bras droit de Jean-Luc Mélenchon le sait, il tient les comptes lui-même.
Vrai libéral et faux converti ?
Difficile pour le néo-socialiste de se faire sa place dans une famille qui le rejette. Pour une grande partie de la gauche, Raphaël Glucksmann reste un libéral. En cause, ses propos tenus en 2007 à l’occasion d’une réunion du parti Alternative Libérale où il indiquait avoir toujours été « séduit par la philosophie libérale ». Ou encore ses années géorgiennes, en tant que conseiller du très libéral président Mikhaïl Saakachvili, artisan de la suppression du salaire minimum et du licenciement de dizaines de milliers de fonctionnaires.
Sans oublier ses éloges de Nicolas Sarkozy, à la même période, qui selon lui « brise les tabous » en se montrant « libre et insolent ». Ou, plus récemment, ses nombreux votes communs avec le bloc centriste au parlement européen, comme rapporté par Valérie Hayer elle-même : « Il devrait être avec nous et il le sait. Il serait beaucoup plus efficace pour porter ses idées et avoir des résultats ! ».
Aujourd’hui, un grand nombre de ses positions le ramène vers cette rive originelle, quand bien même il affirme publiquement sa conversion à la régulation en citant de grandes figures socialistes. Des exemples ? Raphaël Glucskmann est pour l’élargissement de l’UE à l’Ukraine et à la Moldavie, au risque d’élargir le marché européen et d’accroître la concurrence dont pâtissent déjà agriculteurs, industriels, et ouvriers.
Il assure également que l’UE doit assumer un « saut fédéral », qui ne ferait que saper un peu plus la souveraineté des États. Proposition qui fait bondir de nombreux cadres socialistes. « Pour se couper de la base populaire, on ne peut rien faire de mieux, s’agace l’un d’eux. Nous avons pour devoir de nous adresser à la France du non au Traité constitutionnel de 2005, pas de l’insulter ».
« Concevoir la transition écologique comme une révolution industrielle, c’est s’adresser à cette France victime de la globalisation, rétorque la tête de liste. Mais je ne veux pas segmenter mon propos, je suis convaincu que notre discours sur la reprise en main de notre destin, notamment via l’instauration d’un protectionnisme écologique européen, peut parler à tous ». Auprès de son équipe, il le martèle : « Il faut faire comprendre que nous sommes aussi des souverainistes, mais européens. Que l’on ne représente pas « Globalia » ! ». Qui le croira ?
Attirer les derniers macronistes « de gauche » et les effrayés du mélenchonisme
Surtout ne pas se montrer trop clivant. Rester consensuel, lisse, et assez mou, pour attirer les déçus du macronisme, longtemps assez naïfs pour croire à la jambe gauche de l’exécutif, et les effrayés du « bruit et de la fureur » mélenchoniens. Certains espèrent le voir faire le meilleur score le 9 juin prochain pour initier la reconstruction d’une social-démocratie française en délicatesse depuis le mandat de François Hollande.
Ce dernier a récemment envoyé à Raphaël Glucksmann un exemplaire dédicacé de son livre sur l’Europe, tandis que d’anciens ténors de la Hollandie, comme Stéphane Le Foll, se réjouissent publiquement de sa dynamique « loin de la Nupes et de Mélenchon ».
« Aujourd’hui, sa voix nous permet de retrouver de la voix, se satisfait Sébastien Vincini, secrétaire national du PS. Il montre qu’il existe une gauche qui assume son rôle dans la construction européenne sans transiger sur ses valeurs, il aura donc certainement un rôle à jouer à l’avenir ». Mais cela l’intéresse-t-il vraiment, un destin national, lui l’Européen sans frontière, le citoyen du monde ? Là encore, le cap n’est pas clair. L’aventure, éternel luxe bourgeois.