Il fut un temps où les hommes payaient la note lors d’un premier verre ou premier restaurant. Point barre. Une question de galanterie, paraît-il. Un moindre mal pour eux dans un monde patriarcal et hétéronormé, alors qu’ils sont bien mieux rémunérés que les femmes, et que pendant longtemps beaucoup d’entre elles n’avaient pas le droit d’avoir de compte bancaire… Mais les codes ont changé, sans se stabiliser : le moment de la note est devenu à la fois flou et charnière dans une rencontre.
Entre ce que les uns et les unes attendent des autres, alors que les revendications d’égalité progressent. Philippe, 56 ans, n’aurait d’ailleurs jamais pensé que l’addition lui coûterait son rendez-vous. Cet enseignant a rencontré Alana sur l’application Tinder. « Elle ne se disait pas féministe, mais se revendiquait femme indépendante. »
Ils se rencontrent dans un restaurant branché à Marseille et la soirée se passe bien. L’addition arrive. Alana propose tout de suite de partager. Il comprendra plus tard que c’était un test. « Je prends celle-là, tu prendras la prochaine », propose Philippe. « Mmm… peut-être qu’il n’y aura pas de prochaine fois… », marmonne son interlocutrice.
Le lendemain, silence radio. Quand il la contacte, elle lui annonce que « pour elle, c’est l’homme qui doit payer, non seulement la première fois, mais toutes les autres fois. Parce que j’ai proposé qu’elle paye le prochain resto, elle n’a plus voulu me revoir ». « Maintenant dans mon esprit j’anticipe, mesure-t-il. Cette question est devenue récurrente dans ma tête, ça formate un peu mon comportement. J’attends ce que cette addition va révéler. »
« Cela dépend de tellement de paramètres »
La question déchire les couples jusqu’au grand écran. Le long métrage « Sans filtre » réalisé par Ruben Östlund, palme d’or en 2022, met en scène Yaya et Carl, un couple de mannequin, une des seules professions où les hommes sont moins bien payés que les femmes. Le film s’ouvre sur l’addition posée sur la table.
Yaya, la jeune femme, fait mine de se remaquiller, « Thank you, honey », lâche-t-elle. Carl, son petit ami, finit par sortir sa carte et la pose dans la coupelle. S’ensuit un échange tendu sur qui doit payer l’addition. Dans le taxi puis l’ascenseur, Carl s’agace. « J’ai l’impression qu’on joue des rôles que je déteste. Je veux éviter de tomber dans les rôles masculins-féminins hyper-stéréotypés, je veux qu’on soit égaux. »
Preuve que dans les premiers instants de la rencontre l’argent, au cœur du capitalisme et du patriarcat, exerce un pouvoir et une influence énorme. Une présence insidieuse qui peut devenir une bombe à retardement dans nos rapports intimes. Et instaure un suspense, dès lors qu’il n’y a plus de réponse toute faite sur qui doit payer la note. « Cela dépend de tellement de paramètres », explique un internaute sur le forum de discussion en ligne Reddit.
Le revenu des deux personnes, la qualité du rendez-vous, si l’un se projette ou non avec l’autre, pour le soir ou pour l’avenir. Et ce qui se devine des personnalités « Je m’adapte, explique un autre internaute. Si elle est traditionnelle, je paye. Si au contraire elle est féministe, elle paie. Si elle n’est ni l’un ni l’autre, chacun paie sa conso. » Un jeune apporte un autre son de cloche : « En tant qu’homme, je paye le premier rendez-vous. Mais j’espère du moins qu’elle va proposer soit de régler, soit de partager, par pure question de politesse. Les autres rendez-vous doivent se faire à 50-50. »
« J’avais l’habitude de payer le premier “date”, par galanterie et parce que j’invitais. Jusqu’à ce que je rencontre ma copine qui a payé pendant que j’étais aux toilettes ! Depuis, on se bagarre souvent pour savoir qui paie mais c’est souvent 50-50. Je trouve ça très sain ! » se réjouit une autre personne.
On partage ?
Face au malaise, « faire moitié moitié » devient l’alternative évidente. Georgie a rencontré Jacques en 1968, pendant un cours d’aviation dont il était le professeur. « Au premier rendez-vous, nous avons partagé ! Ça se faisait déjà à l’époque, surtout pour des classes moyennes et ouvrières. »
Philippe, lui, retire de ses longues années de « dating » sur les applications de rencontre quelques analyses. « La tranche d’âge des 25-40 a un discours un peu plus égalitaire », remarque-t-il, mais impossible de résumer cette affaire d’addition à une question de génération.
Certaines femmes plus âgées tiennent à leur indépendance et leur liberté, quand des jeunes femmes, à peine la vingtaine, affirment dur comme fer désirer un homme « capable », celui qui va leur offrir des fleurs, les emmener dans des restaurants chics et… payer, bien sûr, l’addition.
Malgré des décennies de féminisme, la galanterie reste une des injonctions genrées les plus ancrées dans la société et encore défendue, y compris par des femmes. En 2023, l’avocate conservatrice Sarah Saldmann avait choqué son auditoire en affirmant sur le plateau de RMC que « c’est à l’homme de payer. Il n’y a pas de débat. Je n’ai jamais de moyen de paiement sur moi. S’il refusait de payer, je me lèverais et j’irais demander à un autre homme dans la salle ».
Se pointer à son rendez-vous sans sa carte n’est d’ailleurs pas si exceptionnel que ça. Au début de l’année 2024, une « trend », une tendance, tournait sur TikTok et Instagram, où des jeunes filles se filmaient au restaurant, remerciant gentiment l’homme rencontré pour l’addition, avant de montrer discrètement sous la table leur porte-monnaie complètement vide.
La galanterie toujours prisée ?
À l’été 2023, une étude Ifop tente de trancher la question. Sur plus de 1 500 personnes sondées, 65 % estiment que c’est à l’homme de payer. 60 % ajoutent que c’est aussi à l’homme de proposer le rendez-vous et de réserver le restaurant. Ce n’est pas pour déplaire à ces messieurs, qui sont 72 % à juger normal de régler la note au premier rendez-vous, contre 59 % des femmes.
Voilà pour l’ensemble des Français. Les 18-24 ans se déchirent en revanche sur le sujet. 60 % des jeunes hommes estiment que c’est à eux de payer l’addition, contre 60 % des jeunes femmes qui jugent anormal de laisser l’homme régler la note. Beaucoup n’ignorent pas cette pression de la « dette sexuelle », l’idée qu’en échange d’un verre ou un repas, les hommes attendraient des faveurs. C’est aussi pour cela que des femmes choisissent de diviser l’addition pour ne pas se sentir redevable.
« Quand un homme paye l’addition, j’ai l’impression de me vendre », raconte Pénélope, 50 ans. Cette enseignante a quitté son mari après vingt-cinq années de vie commune. Avec son nouveau compagnon, « la première fois qu’on est allé au restaurant, on sortait déjà ensemble. Un de nous deux a payé. Mais, quand c’est lui qui paye, ça me gêne beaucoup. Je suis libre et indépendante, donc pour moi c’est important de payer les choses ».
Colin, 21 ans, s’agace de ce débat : « Il faut arrêter de penser que l’homme doit payer par principe, c’est une question d’envie… Si ton rendez-vous s’est bien passé, il ne devrait pas y avoir de gêne autour de l’addition. » Et pourtant, dès les premiers instants de la relation de séduction, l’argent et tout ce qu’il charrie d’injonctions sociales viennent jouer les tue-l’amour.