C’est un hasard du calendrier, qui vient à coup sûr troubler la fête. Alors que TotalEnergies célèbre en grande pompe, le 28 mars, ses 100 ans d’existence, le tribunal judiciaire de Paris vient de déclarer nulle l’assignation de la multinationale contre Greenpeace France, la condamnant par ailleurs à verser 15 000 euros à l’ONG au titre des frais engagés pour la procédure. Cette dernière avait été assignée par la major pétrogazière pour « diffusion d’informations trompeuses » dans un rapport publié en novembre 2022, où étaient remis en cause les chiffres diffusés par Total concernant son bilan carbone et son mode de calcul, Greenpeace estimant que ses vraies émissions de gaz à effet de serre étaient quatre fois plus importantes.
► Des procédures bâillons contre les ONG
Pour contrer les accusations de l’ONG, TotalEnergies avait alors invoqué le droit boursier, plutôt que d’emprunter la voie habituelle des poursuites en diffamation. Une démarche aux allures de « procédure bâillon », selon l’ONG, qui a donc obtenu satisfaction de la justice sur la reconnaissance de « la nullité de cette assignation », destinée selon ses militants à entraver leur liberté d’expression.
Cette confrontation judiciaire est l’ultime rebondissement de plusieurs décennies de lutte opposant les ONG et de nombreux citoyens au géant pétrolier, accusé d’avoir fait de l’éthique le cadet de ses soucis. Des accusations qu’elles ont tenues à réitérer, le 26 mars, à l’avant-veille de la date officielle des 100 ans de TotalEnergies. Une cinquantaine de militantes et militants d’Alternatiba Paris, des Amis de la Terre France et de Greenpeace France se sont invités à la soirée organisée par Patrick Pouyanné, son PDG, pour exiger de nouveau « la fin du règne fossile ».
Pour Greenpeace, qui a commenté l’événement dans un communiqué, « le centenaire de TotalEnergies correspond à cent années d’activités dévastatrices pour les droits des communautés, les milieux naturels et le climat, des décennies de manipulation de la science et de greenwashing, mais aussi un siècle de profits qui atteignent des records aujourd’hui, comme la facture d’énergie des françaises et français ».
► Profits records et évasion fiscale
En 2023, TotalEnergies a engrangé un bénéfice net record de 21,4 milliards de dollars (19,8 milliards d’euros), soit une hausse nette de 4 % par rapport à 2022, déjà une année hors normes. Des résultats vertigineux que Patrick Pouyanné, a mis en lien avec « la croissance des hydrocarbures, en particulier du gaz naturel liquéfié (GNL) et de l’électricité ». Il n’empêche que ces superprofits seront utilisés essentiellement au bénéfice de ses actionnaires et au détriment de sa contribution à l’impôt en France. « Nous sommes en mesure d’affirmer que Total n’a pas payé d’impôt sur les sociétés en France ni sur son exercice 2019 ni sur son exercice 2020 », a ainsi récemment dénoncé l’économiste Maxime Combes, dans un entretien à Franceinfo.
► « Bombes climatiques » et ravages sur les populations
Au fil des années, les rapports des ONG se sont multipliés pointant de façon précise et documentée les activités jugées climaticides du géant pétrolier. De la Terre de Feu à l’Arctique en passant par l’Afrique, la compagnie française est l’un des plus gros investisseurs dans les énergies fossiles. En octobre 2024, Greenpeace publiait ainsi une étude révélant la participation du groupe à 33 projets pétroliers et gaziers « super-émetteurs » de gaz à effet de serre, qualifiés de « bombes climatiques ». Selon l’ONG, ils « pourraient être responsables chacun de l’émission de plus d’un milliard de tonnes de CO2e (équivalent CO2 – N.D.L.R.) si les réserves qu’ils visent étaient effectivement exploitées ». Au total, ces 33 « bombes » pourraient être responsables de l’émission de 93 gigatonnes de CO2e.
À l’occasion de l’annonce des résultats 2023 de TotalEnergies, l’ONG avait également fustigé « sa stratégie d’expansion en Afrique, que ce soit en Ouganda et en Tanzanie avec les projets Tilenga et EACOP, au Mozambique avec un méga-projet gazier offshore, ou encore en Namibie ». Les Amis de la Terre avaient pour leur part pointé les « nombreux projets de gaz de schiste, que ce soit en Argentine ou aux États-Unis » son « forage en Arctique avec son projet Yamal »… Autant de projets qui aggravent le dérèglement climatique.
► Greenwashing
« L’engagement de TotalEnergies en France va au-delà de ses seules contributions économiques. Notre Compagnie a également un fort impact social et sociétal dont nous sommes fiers », avait affirmé la direction du groupe, en février 2024, quelques jours avant la publication des résultats annuels de la multinationale.
Consciente des remous que ces chiffres allaient de nouveau susciter parmi les politiques et les ONG, ulcérées par ces superprofits aux conséquences ravageuses pour les populations victimes des projets « climaticides », la compagnie s’était ainsi lancée dans une opération déminage, en rendant public un communiqué de presse vantant « ses contributions et engagements pour la France ». TotalEnergies affirme notamment avoir « investi plus de 6 milliards d’euros en France, dont la moitié pour la transition énergétique dans le pays » et avoir parallèlement, agi « pour le pouvoir d’achat » en « associant ses salariés à ses résultats » et « en accompagnant les territoires par des actions de soutien économique et de mécénat ».
Dans un contre-communiqué, les Amis de la Terre avaient ainsi démonté point par point cette « opération de greenwashing » et « corrigé la copie de Total », en rappelant les vrais impacts de ses activités. « “Nos contributions à la transition énergétique et aux territoires” : faux ! Total continue encore et toujours à alimenter la crise climatique et détruire des territoires », assène notamment l’ONG dans ce texte de décryptage.
Les ONG de défense de l’environnement s’attachent désormais à révéler systématiquement l’imposture de ces opérations de communication, que le groupe a multipliées au cours des dernières décennies, à mesure qu’a monté en puissance la prise de conscience citoyenne sur les enjeux du dérèglement climatique et sur la responsabilité écrasante de Total.
► Déni climatique et « fabrique de l’ignorance »
Une responsabilité que le pétrolier lui-même n’ignore pas, mais a sciemment travaillé à dissimuler aux yeux du grand public. C’est ce qu’a révélé une étude sur le géant pétrolier, menée par les historiens Christophe Bonneuil et Benjamin Franta, ainsi que le sociologue Pierre-Louis Choquet. Après deux années passées à défricher des documents de la major française, ces derniers ont apporté la preuve que la multinationale savait, dès 1971, tout du changement climatique, de ses effets ainsi que de ses causes, et donc de l’impact prévisible de ses activités. Pire : Total a œuvré à ce que les chercheurs nomment « la fabrique de l’ignorance ».
Les chercheurs révèlent ainsi que le magazine Total Information, publication de l’entreprise tiré à 6 000 exemplaires et diffusé en interne et en externe, avait publié en 1971 un article intitulé « La pollution atmosphérique et le climat ». On peut y lire cette description précise de la mécanique de l’effet de serre : « Il est donc possible qu’une augmentation de la température moyenne de l’atmosphère soit à craindre. (…) La circulation atmosphérique pourrait s’en trouver modifiée, et il n’est pas impossible, selon certains, d’envisager une fonte au moins partielle des calottes glaciaires des pôles, dont résulterait à coup sûr une montée sensible du niveau marin. Ses conséquences catastrophiques sont faciles à imaginer… »
Mais au lieu de prendre en compte ces prévisions alarmantes, la compagnie aurait au contraire cherché à en étouffer l’écho. En témoigne sa participation, au sein de l’association mondiale de l’industrie pétrolière et gazière pour l’environnement, à un « groupe de travail ad hoc sur l’effet de serre », organisé en 1988. Son but ? Mettre en échec les politiques publiques susceptibles de « recomposer le bouquet énergétique » avec moins d’énergies fossiles ou de « réduire les émissions de CO2 de 20 % », en laissant planer le doute sur la fiabilité des prévisions émises par les sciences du climat.
Ces pratiques auraient cependant, selon Christophe Bonneuil, « laissé place à l’ère du greenwashing ». Avec un changement de stratégie pour des entreprises comme Total, qui ont désormais renoncé à « nier le diagnostic scientifique, mais se présentent comme étant les solutions du problème. Cela a pour effet de les placer comme maîtres du jeu ». Même si, selon l’historien, « les énergies renouvelables ne représentent que 1 % de l’activité de Total ».