Au fond du trou mais creuse encore. Au Havre, l’Ehpad public les Escales, d’une capacité d’accueil de 664 places d’hébergement, est depuis quelques mois au bord du gouffre financier. L’établissement issu du regroupement de six résidences (les Iris, Guillaume le Conquérant, Pasteur, le Parc Sanvic, Desaint Jean et les Colibris) opéré en 2016, sous l’impulsion d’Édouard Philippe, s’apprête à réduire drastiquement la voilure.
Au grand dam des 552 agents, déjà asphyxiés, plus de 100 équivalents temps plein (ETP) sont menacés. « J’ai déjà l’impression de ne pas pouvoir faire mon travail correctement à cause du manque d’effectif, jusqu’où ira-t-on avant de laisser nos résidents mourir seuls et maltraités ? » s’inquiète Lucy, aide-soignante en gérontologie, aux Iris depuis cinq ans.
Incapables de mesurer l’ampleur des dégâts ou de mettre en place une stratégie pérenne, l’agence régionale de santé (ARS) de Normandie et le département de Seine-Maritime – les financeurs des Escales – ont dû sortir l’artillerie lourde, fin 2023.
Le plus grand Ehpad public de l’Hexagone, qui a déjà mandaté l’Agence nationale d’appui à la performance (Anap), dès le premier trimestre 2023, de faire un état des lieux, est alors placé, en novembre, sous administration provisoire, en principe pour six mois, renouvelés jusqu’en novembre 2024.
Il en ressort que des lignes de comptes semblent être passées sous les radars pendant des années, portant le déficit sur l’année 2023 à 2,8 millions d’euros, soit 7,5 % du budget, et une dette totale de 12,5 millions, sans que personne ne s’en soit aperçu. La situation de la trésorerie était pourtant saine jusqu’en 2021.
Erreurs en cascade
« L’Ehpad est aujourd’hui au pied du mur à cause d’une succession d’erreurs de gestion commises depuis la fusion des établissements », estime le député communiste de Seine-Maritime, Jean-Paul Lecoq. Selon Florence Thibaudeau-Rainot, adjointe au maire et vice-présidente du département, le trou dans l’enveloppe s’explique notamment par la construction du futur Ehpad des quartiers Sud, qui doit accueillir les résidents du bâtiment Pasteur, lui-même restitué au groupe hospitalier du Havre (GHH), propriétaire des murs. Le chantier a d’ailleurs été arrêté en fin d’année pour cessation de paiements, alertant les financeurs sur la situation économique des Escales.
Trois des Ehpad qui ont pris part à la fusion en 2016 dépendaient alors du GHH. En sortant de son giron, les établissements, devenus autonomes sous une seule entité juridique baptisée les Escales, ont adopté une convention avec le groupe hospitalier qui mettait à disposition 255 de ses agents, l’entretien du linge ou encore les repas des résidents des Ehpad transférés.
Accoudée à un bureau de la tour d’Auguste Perret dominant la place de l’hôtel de ville, l’élue municipale le reconnaît : la moitié de la dette est due au GHH, que l’Ehpad aurait « oublié de payer pendant près d’un an et demi » dans le cadre de cette convention. La bourde… Ces 6,6 millions d’euros auraient, entre autres, tout bonnement échappé à l’attention de l’ARS Normandie, du département, du groupe hospitalier et du conseil d’administration des Escales.
Dans un rapport examinant la gestion des Escales de 2016 à 2020, la Chambre régionale des comptes (CRC) Normandie alertait déjà sur l’instabilité des gestionnaires : « Depuis 2016, trois directeurs et deux directeurs intérimaires se sont succédé à la tête de l’établissement (…). Cette instabilité a fragilisé les Escales, qui ne disposent d’aucun projet d’établissement et d’aucun dispositif d’amélioration continue de la qualité. » Le plan de retour à l’équilibre, confié à l’administratrice provisoire, Ingrid Lauvray, venue du cabinet de conseil en management opérationnel Osiris, a donc été présenté puis adopté quasi unanimement lors du conseil d’administration du 14 mars.
Le tout premier contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (Cpom) rédigé pour l’Ehpad, qui court de 2023 à 2027, évoque un « remboursement échelonné sur vingt-quatre à trente-six mois, en cours de négociation auprès du GHH » et la fin de la convention de mise à disposition.
Pour redresser la situation, l’administration provisoire propose notamment de réduire les effectifs d’un peu plus de 100 postes, sur un total de 552. La direction s’est engagée à ne pas licencier mais reste floue concernant l’évolution de la masse salariale, en martelant que « la mise en place d’une nouvelle organisation des soins et du temps de travail » rendra miraculeusement les conditions de travail moins pénibles pour les employés restants.
Entendre : « Travailler plus et moins bien » pour Tatiana Dubuc, représentante du personnel, de la CGT. La réorganisation impliquera, par exemple, l’instauration de journées de 12 heures « plus attrayantes », selon Florence Thibaudeau-Rainot, que celle de 7 heures. La fin de la convention de mise à disposition des agents du GHH, qui prendra effet fin 2024, concerne 50 ETP. Pour le reste, il s’agira de non-renouvellement de CDD.
Risque d’aggravation des conditions de travail déjà médiocres
L’information a fait l’effet d’une bombe quand elle a été communiquée au sein des personnels, déclenchant le dépôt d’un premier préavis de grève, mercredi 28 février, pour réclamer le maintien des effectifs. « Pourquoi les personnels et résidents devraient-ils payer pour tous les mauvais choix d’une direction incompétente et déconnectée ? » s’interroge Jean-Paul Lecoq, qui prend activement part à la mobilisation des salariés de l’Ehpad et alerte sur les risques de dérives depuis la fusion des établissements.
De même pour sa collègue PCF, Céline Brulin, arguant, lors d’une manifestation organisée devant la sous-préfecture du Havre, mardi 26 mars, qu’une fois de plus « agents et résidents s’apprêtent à trinquer pour des problèmes structurels propres au secteur, doublés d’une gestion chaotique ».
« Ehpad en sous-France », peut-on lire sur les blouses des quelques personnels venus battre le pavé au même rassemblement. Johanna, aide-soignante au sein de l’unité Alzheimer des Colibris, raconte ne pouvoir accorder, la plupart du temps, que trois ou quatre minutes à chacun de ses résidents. « Ça m’est arrivé de nourrir deux personnes en même temps », s’émeut la jeune titulaire.
De son côté, Vanessa, aide-soignante contractuelle en unité protégée aux Colibris, dépeint un quotidien rude, à s’occuper de 24 résidents à deux, sans lève-malade. Soucieuse de perdre son emploi, la jeune maman confie, à seulement 33 ans, ne plus avoir envie de rien, de retour chez elle, « épuisée » par ses conditions de travail.
Arrêtée depuis quinze jours pour risque de burn-out, Sylvia Blaszkevic, aide-soignante de nuit aux Colibris, fait pourtant ce métier par passion : « Je travaillais à l’usine, il y a quinze ans, j’ai choisi ce secteur pour renouer avec l’humain, mais c’est un aspect de la profession que l’on nous retire progressivement à cause des exigences de rendement et du manque de moyens. » Elle n’est pas seule à avoir été arrêtée par un médecin. Sur l‘ensemble des effectifs, 17 % sont aujourd’hui en congé maladie. C’est environ 5 % de plus qu’en 2016. Comme c’est rarement le cas, des familles de résidents s’impliquent progressivement dans ce combat. En arrivant au sein du cortège de grévistes, Dominique embrasse chaleureusement les aides-soignantes qui s’occupent, depuis quatre ans, de sa belle-mère de 92 ans. Entre deux accolades, ce dernier, accompagné de son épouse, explique que les conséquences d’une telle mesure « reposeront sur les personnes âgées dépendantes, leur famille et le personnel ».
La proposition de loi portant “mesures pour bâtir la société du bien-vieillir et de l’autonomie” a été définitivement adoptée au Sénat mercredi 27 mars grâce aux voix LR et centristes. Cette loi, qui prévoit la création d’un service départemental de l’autonomie sans moyen comme le droit des pensionnaires à avoir un animal de compagnie, dénoncée par la sénatrice PCF Cathy Apourceau-Poly comme “un coup de com’ pour donner l’illusion d’avancer sur ce dossier”, devait préfigurer une grande loi sur l’autonomie promise par Emmanuel Macron depuis 2017. Promesse réitérée par Elisabeth Borne l’été dernier. Mais le gouvernement Attal est en passe de renvoyer aux calendes grecques cette loi de programmation pluriannuelle pourtant obligatoire tous les cinq ans. La faute au contexte budgétaire…
Après l’Assemblée nationale, c’est au tour du Sénat d’adopter définitivement la proposition de loi « bien vieillir ». Le texte va accélérer les coopérations d’Ehpad publics autonomes dans le cadre de nouveaux groupements territoriaux sociaux et médico-sociaux (GTSMS), pour à terme faire disparaître les plus petites structures. Si les Escales subissent les difficultés de l’inflation et d’un secteur de moins en moins attrayant, au vu de la dégradation des conditions de travail et des faibles salaires, cet exemple laisse entrevoir les conséquences d’une mutualisation à grande échelle d’établissements dans le rouge et sans financement solide.