Des allées du Forum de Davos aux plateaux de BFMTV, des travées de l’Assemblée nationale aux sorties sur le terrain, le pouvoir macroniste poursuit son offensive tous azimuts contre les demandeurs d’emploi. Pour préparer les esprits à une nouvelle réforme de l’assurance-chômage (la cinquième depuis 2017), les ministres et le chef de l’État déversent leurs éléments de langage, quitte à se voir accusés par les cinq principaux responsables syndicaux du pays de mener une « stigmatisation populiste des chômeurs », dans une tribune commune.
« On est à plus de 7 % de chômage, mais vous ne pouvez pas vous déplacer quelque part sans rencontrer un patron qui dit chercher à recruter » (Gabriel Attal, 27 février 2024)
Cet argument ne repose sur aucune donnée chiffrée (en dehors du taux de chômage), mais induit l’idée selon laquelle les chômeurs, s’ils le voulaient vraiment, pourraient décrocher un emploi. Il s’agit d’un lointain écho à la fameuse sortie macronienne de 2018 (« Je traverse la rue et je vous trouve un travail »). Regardons les chiffres. Au 4e trimestre de 2023, la France comptait 331 700 emplois vacants, en baisse de 6 % (dernière estimation connue). Rapporté à l’ensemble des emplois en France, cela nous donne un taux de 2,07 %. Pas exactement un raz-de-marée.
Imaginons un instant, même si cela n’a aucune chance de se produire, que tous ces postes trouvent instantanément preneur. Comme notre pays comptait, à l’époque, 2 824 400 chômeurs de catégorie A (n’exerçant aucune activité), cela signifie qu’il en resterait malgré tout 2 492 700, une fois tous les postes en souffrance pourvus.
Les chiffres sont têtus : lorsqu’une entreprise dépose une offre d’emploi dans l’Hexagone, elle trouve preneur dans l’immense majorité des cas. En 2022 (derniers chiffres connus), 3,6 millions d’offres ont été déposées à Pôle emploi ; 83,4 % ont été pourvues (et en moins de 47 jours dans la moitié des cas), 7,5 % des recrutements étaient en cours au moment de l’étude ; 2,9 % ont été annulées en raison de la cessation du besoin, et seulement 6,2 % ont été abandonnées faute de candidat.
« Nous réduisons les aides à l’emploi à un moment où le taux de chômage est faible » (Bruno Le Maire, 6 mars 2024)
Il faudrait savoir : pour Gabriel Attal, la situation est trop grave pour ne pas s’alarmer des postes vacants, quand, pour son ministre de l’Économie, elle serait suffisamment confortable pour qu’on puisse tailler sans dommage dans les dépenses d’emploi.
En réalité, si Bruno Le Maire semble minorer ce phénomène, c’est pour mieux enterrer la promesse d’Emmanuel Macron, formulée en mars 2022 : « À chaque fois que la conjoncture s’améliore, on doit avoir des règles qui réincitent davantage au retour à l’emploi. À chaque fois que la conjoncture se dégrade, on doit mieux protéger celles et ceux qui tombent au chômage. » Dans le jargon économique, ce type de politique est nommée « contracyclique » (contraire à la tendance économique).
Il semble que le gouvernement ait jeté aux orties cette ambition. Le taux de chômage, contrairement à ce que sous-entend Bruno Le Maire, repart bien à la hausse, pour atteindre officiellement 7,5 % au quatrième trimestre 2023. C’est pourtant le moment choisi par l’exécutif pour entériner deux tours de vis. D’abord, une baisse de 1,1 milliard d’euros dans les politiques de l’emploi pour l’année 2024. Ensuite, une nouvelle réforme de l’assurance-chômage, avec en ligne de mire une réduction de la durée d’indemnisation.
« La responsabilité des partenaires sociaux, ce sont les salariés. La responsabilité de l’État, ce sont tous ceux qui sont au chômage. Pour ma part, je considère que l’État devrait reprendre la main sur l’assurance-chômage de manière définitive » (Bruno Le Maire, 6 mars 2024)
Curieuse répartition des rôles, dessinée par le ministre : les organisations syndicales n’auraient aucune légitimité à s’occuper des chômeurs, prérogative réservée au seul gouvernement. On ne trouve nulle part la moindre justification à ce partage.
Les « partenaires sociaux » (organisations syndicales et patronales) cogèrent l’assurance-chômage, au nom du paritarisme. L’Unedic est une association de statut privé, dont le conseil d’administration est composé de 50 membres : 25 représentants de salariés (CGT, CFDT, CFTC, FO, CFE-CGC) et 25 représentants patronaux (Medef, CPME, U2P).
Une reprise en main par l’État donnerait les coudées franches à l’exécutif pour les futurs durcissements. « Savoir qui gère l’assurance-chômage a des conséquences sur son fonctionnement, rappelle l’économiste Michaël Zemmour. Les ”partenaires sociaux” la voient plus comme une sécurité des salariés et veillent au niveau et à la durée d’indemnisation. (…) L’État voit davantage l’assurance-chômage comme un outil d’incitation, de mise sous pression des personnes au chômage. »
« Un acte II de la réforme du marché du travail lancée en 2017 (…) pour atteindre le plein-emploi » (Emmanuel Macron, 16 janvier 2024)
L’affirmation est à la fois incomplète et ambiguë. Incomplète, dans la mesure où elle laisse dans l’ombre l’une des raisons majeures présidant à toutes les réformes de l’assurance-chômage entreprises depuis 2017 : réaliser des économies. Ainsi, la dernière de ces réformes (réduction de 25 % de la durée maximale d’indemnisation), entrée en vigueur en février 2023, va faire économiser 4,5 milliards d’euros par an à l’assurance-chômage.
Ambiguë, car elle ne dit rien des voies que compte emprunter le chef de l’État pour atteindre le « plein-emploi », soit un taux de chômage de 5 %, au sens du Bureau international du travail. De nombreux pays ont fait le choix d’un modèle social rudimentaire pour contraindre les chômeurs à occuper n’importe quel poste, quelles que soient les conditions de rémunération ou de statut.
À l’arrivée, le « plein-emploi » obtenu masque la précarisation d’une partie de la société. En décembre 2023, trois pays libéraux affichaient par exemple un taux de chômage inférieur à 4 % : les États-Unis, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Mais, selon l’OCDE, le taux de pauvreté états-unien est plus de deux fois supérieur au taux de pauvreté français ; le taux de pauvreté allemand est 36 % supérieur et le taux de pauvreté britannique, 37 %.
« Nous gardons une durée d’indemnisation la plus longue parmi les pays développés : dix-huit mois » (Bruno Le Maire, 6 mars 2024)
Le locataire de Bercy cumule deux erreurs factuelles. Première erreur : la durée d’indemnisation maximale en France n’est pas de 18 mois, mais de 27, pour les privés d’emploi âgés de 55 ans ou plus. Ce sont les chômeurs de moins de 53 ans qui ont droit à 18 mois. Cela dit, c’est probablement l’inconscient de Bruno Le Maire qui s’exprimait dans cet entretien : le ministre a plusieurs fois appelé à en finir avec l’« avantage » accordé aux seniors (voir plus bas), pour ramener tout le monde sous la toise des 18 mois.
Deuxième inexactitude : quel que soit le chiffre retenu, la durée d’indemnisation maximale française n’est pas « la plus longue parmi les pays développés », sauf à classer la Belgique dans les pays du tiers-monde. En effet, la durée d’indemnisation y est en théorie illimitée, rappelle l’Unédic dans un document brossant un portrait des systèmes d’assurance-chômage européens.
Elle se compose d’une première phase de 48 mois au maximum, au cours de laquelle le montant de l’indemnité est proportionnel au salaire antérieur, puis d’une seconde phase, d’une durée illimitée, au cours de laquelle l’allocation est forfaitaire. Cette spécificité n’empêche pas la Belgique de présenter un taux de chômage plus faible (5,6 %) qu’en France.
« Je ne vois aucune raison pour qu’il y ait une durée d’indemnisation plus longue de ceux qui ont plus de 55 ans, parce que (…) c’est une façon de (les) mettre à la retraite de manière anticipée » (Bruno Le Maire, 23 novembre 2023)
Le différentiel de durée d’indemnisation pour les seniors relèverait d’une « faveur » qu’on leur accorderait : le droit d’attendre confortablement la retraite aux frais de la collectivité. Il n’en est rien. Si la durée d’indemnisation des seniors est plus longue, c’est uniquement au nom de leurs plus grandes difficultés à retrouver un emploi.
D’ailleurs, l’immense majorité des seniors qui se retrouvent au chômage ne l’ont pas choisi : ils le doivent avant tout à une fin de CDD ou à un licenciement. La part des ruptures conventionnelles dans les ouvertures de droit à France Travail après 55 ans ne dépasse pas 20 % des cas, sauf à 59 ans où il atteint 23 %. Mais cela ne concerne qu’une minorité des seniors : globalement, plus de la moitié des chômeurs âgés de 55 ans et plus arrivent à France Travail entre 55 et 58 ans, soit bien avant de pouvoir prétendre à la retraite.
Enfin, il ne faut pas oublier que la vie des seniors exclus du marché du travail n’a rien d’une promenade de santé : un tiers des « NER », c’est-à-dire des 53 à 69 ans qui ne sont ni en emploi ni en retraite, vivent en dessous du seuil de pauvreté. Il s’agit principalement de femmes.
« Il y a quelque chose qui cloche dans le modèle social français, qui fait que, contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne ou les États-Unis, nous n’avons jamais offert aux Français le plein-emploi » (Bruno Le Maire, 23 novembre 2023)
L’argument est usé jusqu’à la corde : si le taux de chômage est plus élevé chez nous, nous le devrions à la « générosité » de notre modèle social, qui inciterait les travailleurs à l’indolence. Dans le même entretien accordé à France Info, Bruno Le Maire pointe justement notre système d’assurance-chômage, quelques phrases plus loin.
Mais ce dernier est-il aussi généreux qu’on le dit ? L’OCDE a cherché à établir une comparaison entre les régimes des différents pays, en calculant le taux de remplacement net, c’est-à-dire la part du revenu net que le privé d’emploi conserve au chômage, après deux mois, six mois, un an et cinq ans.
Résultat : contrairement aux idées reçues, l’Hexagone est très loin d’arriver en tête du classement. Même si nos taux de remplacement sont supérieurs à la moyenne de l’OCDE, une vingtaine de pays nous devancent, dont le Danemark, la Norvège ou la Belgique. Des pays dans lesquels le taux de chômage est nettement inférieur au nôtre.