Dans la France jacobine et égalitaire de la IIIe République, les Bourses du travail détonnent : elles sont l’une des expressions du municipalisme triomphant, souvent le fruit de rapports de forces locaux du mouvement ouvrier. C’est ce qu’explique Danielle Tartakowsky, dans son ouvrage les Syndicats en leurs murs. L’historienne, spécialiste des mouvements sociaux, rappelle que ces structures ne reposent sur aucune existence légale. À l’exception de la première d’entre elles, à Paris. Aujourd’hui, dans un contexte de recul du syndicalisme, elles sont dans le viseur de majorités de droite, avides d’effacer la mémoire ouvrière.
Qu’est-ce qu’une Bourse du travail ?
Danielle Tartakowsky
Professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris-VIII. Elle est notamment l’autrice de « On est là ! La manif en crise » et « l’Humanité, figures du peuple ».
En 1844, l’économiste libéral Gustave de Molinari imagine des Bourses du travail qui seraient « pour les transactions de travailleurs ce que les Bourses actuelles sont pour les transactions des capitalistes ». Les Bourses, apparues pour la plupart au XIXe siècle, ne s’inscrivent cependant pas dans la filiation directe de ces transactions. Elles procèdent d’initiatives municipales et syndicales qui, pour interagir, n’en relèvent pas moins de stratégies distinctes.
Le terme peut désigner le rassemblement des syndicats d’un même territoire opéré après la loi de 1884, qui les y autorise. Ces Bourses – alors au nombre de 15 – se réunissent en 1892 en une Fédération des Bourses du travail de France et des colonies que dirige dès 1895 Fernand Pelloutier, d’obédience libertaire.
En 1895, celle-ci se regroupe avec la Fédération nationale des syndicats, d’obédience guesdiste, au sein d’une organisation unitaire et collective, la Confédération générale du travail (CGT). En 1912, les Bourses, comprises comme des structures syndicales, disparaissent de l’organigramme confédéral pour céder la place à des unions départementales. Cependant, le terme désigne également et durablement un édifice financé par une municipalité, dont Paris est en 1887 la première en date, pour abriter les ouvriers attendant l’embauche.
Mais aussi doter les syndicats d’un lieu de réunion, d’une bibliothèque et de locaux destinés à l’organisation de cours professionnels dans une France où l’enseignement technique est un parent pauvre. Il s’agit là d’une potentialité principalement mise en œuvre par des municipalités radicales, socialistes puis communistes ; non d’une obligation légale.
Vous évoquez la notion d’un « chez-nous » ouvrier ?
Les organisations ouvrières entendent disposer d’espaces pour s’organiser, débattre et développer l’éducation. Elles vont remplir dans ces Bourses comme dans les maisons du peuple, édifiées à l’initiative de sections socialistes ou de coopératives, un ensemble de services qui, en l’absence d’État social, relèvent du service public, bien qu’elles ne se reconnaissent pas dans ce terme, avant guerre.
Et qu’en est-il des maisons du peuple ?
Les maisons du peuple, apparues en Belgique en 1872, épousent la structure du mouvement ouvrier belge en abritant en leurs murs la coopérative et ses magasins, les caisses de prévoyance, le syndicat et le parti ouvrier. Elles s’implantent dans divers pays européens et essaiment jusque dans de petites communes, en donnant corps aux ambitions du Parti socialiste, qui témoigne ainsi, localement, de ses capacités réalisatrices.
Elles s’implantent en France au début des années 1890 dans le Jura, à l’initiative de coopératives et dans des municipalités socialistes de la France du Nord, Roubaix et Lille en premier lieu. Ces maisons abritent les syndicats, mais ont des finalités plus vastes. La césure française entre syndicats et partis, théorisée par la charte d’Amiens (1906), constitue un frein à l’expansion des maisons du peuple. Certaines, alors d’une autre nature, sont toutefois édifiées et financées par les syndicats à la veille de la Première Guerre mondiale et dans les années 1920, pour échapper à la tutelle préfectorale qui pèse sur les Bourses du travail.
À vous lire, le développement des Bourses ne suit pas un modèle, tant dans son architecture que dans son financement ?
Les Bourses du travail ont été et demeurent des initiatives municipales. Leur construction, leur développement, les crises éventuelles qui les traversent et jusqu’à leur architecture relèvent des rapports de forces qui prévalent à cette échelle et des alliances susceptibles de se nouer avec le monde du travail et ses organisations.
J’ai pu constater que de nombreux secrétaires de Bourses du travail avaient été, simultanément ou non, des élus municipaux. Cela n’exclut nullement qu’on puisse inscrire l’histoire particulière de chacun de ces lieux dans de grandes séquences communes croisant l’histoire du syndicalisme et celle de l’État social. Mon livre s’y essaie.
À quoi l’affirmation monumentale des bâtiments, dans un style Arts déco ou néoclassique, dans les années 30, est-elle due ?
Si la Bourse du travail de Paris puis celle de Saint-Étienne ont bénéficié immédiatement de prestigieux édifices, une majorité d’entre elles ont été d’abord installées par les municipalités dans des locaux de la ville réemployés à cet effet. On peut citer d’anciennes halles, d’anciens palais quelque peu délabrés, mais aussi des édifices religieux devenus biens nationaux ou vendus suite à l’expulsion des corporations. La municipalité de La Rochelle rachète ainsi, en 1882, le couvent des oratoriens, abandonné depuis 1792, et y installe la Bourse. À Perpignan, un même bâtiment abrite la Bourse du travail et le temple protestant… La diversité des édifices reconvertis est grande.
Dans les années 1930, en particulier, certaines municipalités, souvent radicales comme Lyon et Bordeaux, édifient à leur tour de véritables palais municipaux, magnifiant à la fois le travail et la ville, et répondant à la nécessité de grands travaux. Certaines constructions prestigieuses sont plus tardives, à Bobigny ou à Saint-Denis par exemple. S’agissant des Bourses, les marqueurs symboliques, présents dans les maisons du peuple à Limoges (les lettres CGT inscrites dans les vitraux – NDLR), ne se retrouvent qu’intra-muros.
En particulier dans la dénomination des salles, souvent aux noms des martyrs. Ceux de Francisco Ferrer ou de Jean Jaurès sont extrêmement présents, mais aussi ceux de Nicola Sacco et de Bartolomeo Vanzetti. Elles prendront, bien sûr, après guerre, le nom des syndicalistes victimes du nazisme ou, à Paris, celui d’Ambroise Croizat, fondateur de la Sécurité sociale.
CGTU, CGT-FO, division du syndicalisme chrétien… comment les Bourses ont-elles vécu l’éclatement syndical ?
Là encore, pas de règle nationale. Les premières Bourses du travail ont été édifiées quand la CGT était l’unique syndicat. Il ne revient pas aux municipalités qui ont édifié des Bourses de choisir leurs interlocuteurs en cas de scission dès lors que les locaux sont destinés à tous. Que ce soit en 1922 (CGTU) ou en 1947 (CGT-FO) puis au-delà, avec la déconfessionnalisation de la CFTC et la création de nouveaux syndicats, tout dépend du niveau de la conflictualité et de la taille de l’édifice. Quand toutes les organisations ne peuvent être logées dans la Bourse, elles reçoivent en principe une subvention pour louer d’autres locaux. Mais au cas par cas et selon les périodes, l’histoire est parfois plus complexe.
Quels effets les vagues de désindustrialisation ont eus sur les Bourses du travail ?
À partir des années 1960, la désindustrialisation frappe d’abord les bassins sidérurgiques et miniers, ainsi que les chantiers navals, avant de gagner tous les secteurs. La croissance des Bourses du travail et des maisons du peuple ont été d’indissociables corollaires de l’industrialisation. Elles ne sauraient être quittes de ces mutations. Dans le Nord, la désindustrialisation du quartier Lille-Moulins, amorcée dès les années 1950, signifie la fin de la coopérative de consommation l’Union de Lille. Des maisons du peuple, tombées en désuétude, sont détruites ou reconverties.
De plus, la désyndicalisation s’amorce au tournant des années 1970 pour se stabiliser autour d’un taux de 10 %. Les Bourses du travail, protégées par les subventions, sont moins exposées. Jusqu’aux années 1930, la plupart d’entre elles ont été construites, logées ou relogées dans les centres-villes. Une petite quarantaine de ces Bourses ou maisons du peuple sont classées monuments historiques ou inscrits à l’Inventaire du patrimoine. La volonté d’obtenir le label Villes et Pays d’art et d’histoire, attribué depuis 1985 aux territoires qui s’engagent dans une politique de valorisation de leur patrimoine, vaut à certains des édifices concédés aux syndicats de susciter des convoitises.
Jusqu’à leur remise en question par les municipalités ?
Une fois encore, les rapports de forces municipaux sont à prendre en compte. À l’heure où la désyndicalisation, l’externalisation, la précarisation rendent plus indispensables que jamais les structures locales des organisations syndicales et leurs lieux d’accueil, de nombreuses municipalités de gauche ont doté les syndicats de locaux mieux adaptés à leur besoin, en prise sur les zones d’emploi.
Celles de Nantes et de Lille sont des réalisations prestigieuses ayant permis de donner une vie nouvelle à un patrimoine industriel menacé de destruction. Mais certaines municipalités, presque exclusivement de droite, en viennent à considérer qu’il leur est loisible de remettre en question la mise à disposition des syndicats des locaux à titre gratuit. La défense des Bourses menacées est un combat mené aujourd’hui dans nombre de villes.
« Les Syndicats en leurs murs », de Danielle Tartakowsky, Champ Vallon, 24 euros.