« Prenez-vous encore de nouveaux patients ? » À peine un pied posé dans son cabinet, le docteur Dominique Tribillac est sollicité par une riveraine en quête d’un médecin. « Je reçois au moins 30 demandes de ce type par jour », sourit-il. Sous son air jovial et sa longue barbe blanche, la colère gronde chez le dernier généraliste du quartier populaire du Val-Druel, à Dieppe (Seine-Maritime).
Depuis le 18 décembre 2023, le docteur de 70 ans est mis sous accord préalable (MSAP) par la Sécu, c’est-à-dire que chaque prescription d’un arrêt de travail doit être validée par un médecin-conseil. S’il n’envoie pas de document justificatif à la CPAM et ne déclare pas ces arrêts sur Internet, ces patients voient leurs indemnités journalières (IJ) suspendues à partir du 1er février, et ce jusqu’au 31 mai 2024. « Je ne voyais pas pourquoi j’aurais dû adresser quoi que ce soit à la Sécu, s’agace-t-il. J’ai donc refusé. Cela reviendrait à admettre que je fais mal mon travail. »
Depuis cette date, une dizaine de patients en arrêt se retrouvent donc sans indemnités. « Ce sont des personnes qui n’ont déjà pas beaucoup de ressources, donc j’ai décidé de leur prêter de l’argent jusqu’à ce que la situation se débloque. Je peux me le permettre. J’ai la conscience tranquille », tranche celui qui a fait appel de cette décision devant le tribunal administratif.
Sommé de diminuer ses arrêts de travail de 20 %
Depuis l’été 2023, le médecin sait qu’il est dans le viseur. « En juin, la Sécu me prévient que j’ai prescrit trois fois plus d’arrêts que la moyenne régionale entre le 1er septembre 2022 et le 28 février 2023. Ils essaient alors de me ”rééduquer” en me demandant de les diminuer de 20 %, ce que je conteste. »
Le 13 novembre, le médecin était ensuite passé devant une commission consultative qui s’était pourtant prononcée contre sa mise sous accord préalable. Avant que le couperet ne tombe finalement quelques semaines plus tard. Piquée au vif, la blouse blanche a passé au peigne fin les arrêts incriminés, à la recherche d’une erreur de jugement. « J’étais anéanti, se souvient-il. J’avais peur d’avoir raté quelque chose ou de m’être laissé apitoyer. Mais, en regardant, pas de doute, j’avais fait ce qu’il fallait. » La médecin-conseil de la CPAM qui avait évalué dix de ces arrêts de travail de longue durée était, selon lui, du même avis.
« Dans les quartiers populaires, certaines pathologies sont multipliées par deux ou par cinq. L’usure des gens est précoce. »
Jamais le généraliste ne s’était retrouvé à ce point dans le collimateur de l’assurance-maladie. Et il est loin d’être un cas isolé. Cet été, un millier de ses confrères avaient été pointés du doigt comme étant de gros prescripteurs à travers le pays. En cause, l’augmentation de 8,2 % des indemnités journalières versées en 2022, s’élevant à 13,5 milliards d’euros (hors maternité). Le corps médical, sous pression, vit mal cette suspicion collective.
Sur la façade de son cabinet, situé en face d’une supérette et entouré d’immeubles, les plaques de deux autres généralistes sont barrées d’un scotch. Pour Dominique Tribillac, désormais seul praticien, impossible de restreindre ses prescriptions pour répondre à de simples exigences comptables.
« Cela fait trente-cinq ans que je suis installé au Val-Druel, je suis accro à mes patients, j’en ai plus de 700. Je ne veux pas les laisser tomber », explique ce retraité toujours en activité en déroulant les causes pour lesquelles il est le plus consulté : « Des problématiques de maux de dos car il y a 40 % d’ouvriers ici, et des pêcheurs de coquilles Saint-Jacques. D’autres maladies sont liées à l’obésité mais aussi des dépressions induites par ces situations de précarité. Dans les quartiers populaires, certaines pathologies sont multipliées par deux ou par cinq. L’usure des gens est précoce. C’est pour cela que plus d’arrêts sont prescrits et que les médecins comme moi sont visés par cette chasse aux sorcières. La Sécu a du mal à comprendre cette réalité. Pourtant, tous les jours, des malades me refusent des arrêts de travail en me disant qu’ils ne peuvent pas se le permettre. »
« Je ne supporte pas qu’on stigmatise les habitants »
Le médecin a en tête des dizaines d’histoires de vies chahutées. « J’ai une patiente qui a du mal à se remettre d’un cancer du sein d’un point de vue psy. Sa fille a fait un burn-out scolaire. Son mari la quitte tous les trois mois. Quand elle me dit qu’elle n’en peut plus, je ne peux pas ne rien faire. » Son fond humaniste, le docteur l’a cultivé dès sa jeunesse en tant que bénévole chez ATD Quart Monde.
La lutte contre la pauvreté, un des combats de sa vie, l’a conduit dans ce quartier de 2 500 habitants, excentré, et qui compte un taux de chômage de 27 %. « J’aime nouer une relation de soins avec des gens pour qui ce n’est pas toujours simple. Ce n’est pas pour moi que je me bats, je ne supporte pas qu’on stigmatise les habitants », s’indigne-t-il.
Ces derniers jours, les portes du cabinet, où sont accrochés des dessins de Hello Kitty, sont restées fermées pour assurer sa défense. Certains patients sont venus lui prêter main-forte. Corentin, 21 ans, l’aide pour l’utilisation des réseaux sociaux et pour remettre un peu d’ordre dans sa montagne de documents administratifs. « Il a fait beaucoup pour moi donc c’est un juste retour des choses », explique-t-il.
Séverine, 52 ans, a vu ses indemnités journalières suspendues alors que la prolongation de son arrêt de travail était datée du 30 janvier, donc avant la date fatidique du 1er février. « C’est une erreur de la Sécu, il a fallu s’énerver pour rétablir mes droits, dénonce-t-elle. Je suis en pleine séparation, je ne peux pas rester sans revenus. On en a marre d’être pris pour des moins-que-rien », dénonce-t-elle. L’auxiliaire de vie, patiente depuis trente-cinq ans, a toujours pu compter sur son médecin de famille : « Quand ma fille avait un souci, je pouvais l’appeler à 21 heures et il arrivait. Je lui fais totalement confiance. » Tous ont lancé une pétition qui a recueilli plus d’une centaine de signatures.
Un indice « périmé » ?
En cherchant une explication à son taux d’arrêts de travail, Dominique Tribillac pense avoir soulevé un lièvre. Pour pointer un nombre d’indemnités journalières versées par patient, de 16,7 pour le généraliste, contre 5,9 en moyenne pour les médecins censés exercer en Normandie dans des conditions équivalentes, la CPAM se base sur l’indice de défavorisation de l’Insee (FDep 15).
Mais pour le docteur, ce référentiel serait « périmé ». « Si on en croit ce document, 43 % de la Seine-Maritime serait classée dans la catégorie la plus défavorisée (classe 5), ce qui est exagéré. La pauvreté, réelle, du Val-Druel se retrouve, elle, diluée. Le revenu médian dans le quartier est de 860 euros. » Or, poursuit-il, « la Sécu s’appuie sur cet indice pour affirmer que j’ai prescrit trop d’arrêts par rapport à d’autres médecins potentiellement situés dans des zones plus favorisées. C’est dégueulasse de nier comme ça les besoins d’une population. L’assurance-maladie doit revoir tout ça. » Contactée pour des précisions sur ce dossier, la CPAM de Seine-Maritime « ne souhaite pas apporter de commentaire à ce stade ».
S’il ne compte pas changer sa pratique professionnelle d’un iota, le médecin a sa petite idée sur ce qui contribue aussi à gonfler ses statistiques : l’absence de spécialistes disponibles. « J’arrive rarement à avoir des avis de confrères et mes patients, des rendez-vous. Quand une personne a subi une chirurgie orthopédique et que les suites se passent mal, elle n’arrive pas toujours à revoir rapidement le spécialiste. Elle vient donc ici et on prolonge l’arrêt. La Sécu, plutôt que de cibler les médecins, devrait peut-être se souvenir qu’il y a une pénurie. »
Celui qui se définit comme lanceur d’alerte compte adresser une lettre ouverte à de nombreux confrères pour lancer une mobilisation plus large. Dans cette bataille, il a déjà reçu le soutien du député communiste Sébastien Jumel et du maire de Dieppe Nicolas Langlois.
Ces derniers ont alerté Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale d’assurance-maladie, dans un courrier : « Doit-on, collectivement, se satisfaire d’un système – qui n’est pas de votre entière responsabilité – dans lequel beaucoup d’énergie est mise pour limiter les indemnités journalières de personnes abîmées par le travail et la vie, ou bien choisir de soutenir et de faire confiance aux médecins qui consacrent leur vie à leur mission de soin ? »