Il y a des événements pour lesquels, des années après, on peut dire où on était et ce que l’on faisait au moment où on les a appris. Ainsi, je me souviens des circonstances dans lesquelles j’ai appris, enfant, l’assassinat de Kennedy, celles où plus tard j’ai appris le coup d’État de Pinochet, ou l’effondrement des tours jumelles à New York en 2001. Mais pour le génocide perpétré à l’égard des Tutsis du Rwanda, d’avril à juillet 1994, je n’ai pas le souvenir d’un même état de sidération. Pourquoi ? Quelle différence dans la gravité de ces événements ? Est-ce parce que les uns se passent en Occident et les autres en Afrique ? N’est-ce pas parce qu’à mon corps défendant je donne une moindre importance à ce qui se passe là-bas, comme si c’était moins politique que ce qui arrive n’importe où ailleurs ?
C’est l’une des nombreuses questions qui me taraudent depuis que j’ai lu « le Convoi » de Beata Umibyeyi Mairesse1. Elle y raconte les conditions dans lesquelles elle et sa mère ont pu fuir le génocide, cachées dans un convoi humanitaire exfiltrant de cette horreur des enfants de moins de 12 ans. Elle avait quinze ans, et ni elle ni sa mère n’auraient pu aspirer à cette évasion sans la complicité de certains humanitaires de l’association Terre des hommes. L’autrice est rwandaise, belge par son père qu’elle n’a jamais rencontré. Très éduquée, parlant plusieurs langues, dont le français, elle estime devoir son salut à sa connaissance de la géopolitique de l’époque, celle du rôle plus qu’ambigu du pouvoir français, alors présidé par François Mitterrand. D’où le conseil qu’elle formule à l’égard des jeunes qu’elle rencontre régulièrement dans des lycées français : « Préoccupez-vous des affaires du monde, un jour peut-être cela vous sauvera. »
Son livre est l’histoire de sa quête pour retrouver une photo témoignant de son passage d’un pays à l’autre, une quête à la fois intime et politique, pour reconstituer sa propre histoire et celle de son pays. Ses différentes rencontres vont l’aider à comprendre comment un tel génocide a pu se produire dans une indifférence quasi générale. Le titre renvoie « aux convois de la mort qui ont mené les victimes d’un autre génocide vers des camps de concentration et d’extermination auxquels si peu ont survécu ». Beata Umibyeyi Mairesse explique : « C’est en lisant les mots de ceux qui en sont revenus, en apprenant à cheminer à leur côté que j’ai forgé la langue qui va me permettre de raconter d’autres convois, ceux des miens, celui dans lequel j’ai survécu le 18 juin 1994. »
Ce livre bouleversant est d’une incroyable richesse. À la fois récit et témoignage, il nous fait pénétrer dans l’intimité d’une reconstruction, dans ses difficultés, ses avancées, ses espoirs mais aussi ses plongées dans une souffrance jamais éteinte. Il interroge également nos sources d’information et notamment les images : que nous disent-elles ? Qui décide de les réaliser et surtout de les publier, à partir de quels critères et de quelles légendes ? Pourquoi des images de victimes sont-elles floutées quand il s’agit de personnes blanches et jetées en pâture sans aucun respect quand il s’agit de personnes noires ? Les questions sont nombreuses, les réponses font partie du débat démocratique et de notre responsabilité citoyenne. Ce livre mérite d’être lu, relu et discuté. Beate Umibyeyi Mairesse, elle, continue à échanger avec les jeunes et à construire une pensée humaniste universelle.