C’est connu, le bon sens est toujours de droite. C’est du moins ce que rabâchent les libéraux, passés maîtres dans l’art d’imposer dans le champ médiatique des débats faussement consensuels, où la réponse affirmative semble couler de source. Petit échantillon non exhaustif : « Faut-il alléger le Code du travail ? » « La France croule-t-elle sous les impôts ? » Ou encore : « Y a-t-il trop de normes dans notre pays ? »
Ainsi posés, ces débats sont par nature biaisés. Emmanuel Macron a fait de la chasse aux normes l’un des axes de son quinquennat, mais dans une approche strictement libérale : leur suppression vise uniquement à « alléger la charge mentale » pesant sur les chefs d’entreprise, comme le résumait récemment son ministre de l’Économie dans un entretien au Monde, sans s’attaquer à celle qui pèse sur les chômeurs ou les allocataires des minima sociaux : ceux-là voient au contraire leur quotidien plombé par le poids d’injonctions nouvelles et de multiples tracasseries administratives.
Code de commerce raboté, Code du travail détricoté et CSE dynamités
La simplification a cela de pratique qu’elle s’accommode à toutes les sauces. Les paysans manifestent parce qu’ils n’arrivent plus à vivre de leur production ? Le gouvernement promet une cure de simplification (en déboulonnant, notamment, plusieurs normes environnementales). Les chefs d’entreprise réclament davantage de souplesse ? Bruno Le Maire annonce son intention de « diviser par deux la taille » du Code de commerce d’ici à la fin du quinquennat.
Certains spécialistes du droit sont d’ailleurs tombés de leur chaise : « C’est une annonce purement démagogique, qui flatte les entrepreneurs mais qui n’est pas sérieuse, cingle cette professeure de droit privé, sous couvert d’anonymat. Le gouvernement agite un fantasme selon lequel les juristes créeraient des lois pour leur plaisir : d’une attaque contre l’excès des normes, on glisse vers une attaque contre le droit en tant que tel, qui me semble très dangereuse. »
Et l’universitaire de rappeler que le Code du commerce, ensemble de textes régissant la vie des entreprises, contient notamment la loi sur le « devoir de vigilance », qui, au-delà de ses insuffisances, entend responsabiliser les grands groupes vis-à-vis de leurs sous-traitants. Une avancée à mettre au crédit des ONG et des syndicats, que les multinationales ont toujours eu du mal à accepter.
Dans le futur projet de loi sur la simplification, qui devrait être présenté avant l’été, c’est bien le Code du travail qui est sur le gril. L’exécutif se base notamment sur un rapport rendu en février dernier, rédigé par plusieurs parlementaires de la majorité, au titre séduisant : « Rendre des heures aux Français : 14 mesures pour simplifier la vie des entreprises ». En fait de « rendre des heures aux Français », il s’agit surtout d’enlever des droits aux salariés.
Dans leur fougue simplificatrice, les parlementaires se proposent de dynamiter les seuils sociaux, qui fixent des obligations pour les entreprises au-delà d’un certain niveau d’effectifs (établissement d’un règlement intérieur, création d’un CSE, etc.). Objectif : décaler l’ensemble des trois principaux seuils (11 salariés, 50 salariés et 250 salariés) en les remontant d’un cran. À titre d’exemple, l’obligation de créer un CSE « normal » (avec personnalité juridique et consultations obligatoires) incomberait uniquement aux entreprises de plus de 250 salariés, contre 50 actuellement.
L’effet serait dévastateur, selon Pascal Lokiec, professeur de droit à la Sorbonne : « Ce relèvement conduirait à supprimer le droit des salariés à être informés et consultés sur la stratégie de leur entreprise, les conditions de travail ou la situation économique et financière, explique-t-il. Les élus du personnel ne pourront plus désigner d’expert et l’instance n’aura aucun budget. »
Les parlementaires dans la roue du patronat
Une décision tout sauf symbolique. Aujourd’hui, les salariés d’entreprise employant entre 50 à 250 salariés peuvent se faire assister par un expert, pour toute une série de missions. « Les consultations récurrentes permettent de discuter de sujets majeurs, comme la santé financière, l’optimisation fiscale ou le partage de la valeur, énumère Julien Sportès, président du cabinet Tandem Expertise. L’analyse des orientations stratégiques de l’entreprise permet parfois de pressentir des difficultés pouvant conduire à des restructurations, par exemple. »
Et en cas de plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), l’assistance d’un expert peut s’avérer déterminante pour construire une lutte sociale, par exemple. « On va regarder le motif économique des licenciements pour savoir s’il est justifié, poursuit l’expert. On analyse aussi le contenu social du PSE, les incidences sur les conditions de travail des gens qui restent et sur la santé de ceux qui partent… Le rapport parlementaire est assez flou, mais il laisse penser que, demain, de nombreux salariés n’auront plus accès à ces expertises. »
Cette volonté d’en finir avec le seuil symbolique des 50 salariés ne sort pas de nulle part : il s’agit d’une vieille antienne patronale, formulée notamment par la CPME dans ses « 80 propositions pour mettre fin à la complexité administrative », publiées le 15 janvier dernier.
Ce n’est pas la seule demande reprise presque mot pour mot par le rapport parlementaire. Ce dernier préconise de réduire le délai de prescription durant lequel un salarié licencié peut saisir les prud’hommes en le passant de douze à six mois seulement : la revendication sort tout droit des 80 propositions de la CPME.
Pour se justifier, les parlementaires invoquent la nécessité de « se rapprocher de la moyenne des pays comparables », mais aussi d’accroître la « prévisibilité du coût du licenciement » pour l’employeur. Un grand classique. « L’objectif de » sécuriser « les licenciements était déjà utilisé lors des ordonnances Macron de 2017, souligne Pascal Lokiec. Le barème mis en place alors, qui plafonnait le montant des indemnités prud’homales, répondait à cette attente. »
Le spécialiste ne conteste pas l’ambition de « simplifier » la vie des petites entreprises, mais reproche au gouvernement de se servir de ce mot d’ordre pour affaiblir les protections des salariés. « Il n’y a rien d’illégitime à aider les TPE, convient-il. Mais si on voulait vraiment simplifier la vie des petits patrons, on développerait une véritable politique d’accès au droit, pour pallier l’absence de service juridique dans les petites entreprises. »
Une victoire idéologique des néolibéraux ?
Ce n’est pas la première fois que la dérégulation se pare des atours séduisants de la simplification. Ce thème émerge dans les années 1980, sous l’influence de think-tanks néolibéraux. Jusque-là pensé pour rééquilibrer le rapport de force entre le travail et le capital, le droit du travail prend peu à peu un « virage entrepreneurial », au sens où il a désormais vocation à ne pas trop entraver la liberté d’entreprendre 1.
« Trop complexe, pas assez souple, trop tourné vers la sécurité des travailleurs et pas assez vers celle des entreprises, il serait par ailleurs trop lourd, pas assez flexible », analyse le sociologue Laurent Willemez, qui a documenté ce tournant idéologique.
Créée au début des années 1980 par l’historien François Furet, dans le but implicite de convertir le Parti socialiste à l’économie de marché, la Fondation Saint-Simon ouvre le bal en 1983 avec la publication d’une note rédigée par François Ewald, ancien maoïste devenu proche des cercles patronaux.
Le document reproche au droit du travail de « s’enfler, de se compliquer » et de laisser proliférer les normes. Suivront des dizaines de rapports, émanant de divers think-tanks visant tous à alléger le droit du travail, en ciblant notamment les procédures de licenciement et le poids des élus du personnel.
Une histoire qui n’a pas fini de s’écrire. En 2015, un certain Bruno Le Maire, alors encore à l’UMP, proposait de tailler dans le Code du travail pour le ramener « de 3 700 pages à 150 pages ». Soit une amputation de 95 %. Diviser pour mieux rogner, l’injonction a la vie dure…