Depuis presque 20 ans de pratique soignante en psychiatrie, nous assistons à la déliquescence des conditions d’accès aux soins en santé mentale. D’une période faste des soins psychiques allant des années 70 jusqu’aux années 90 nous avons sombré à nouveau dans la psychiatrie sécuritaire dès le début des années 2000 (merci la loi Sarkozy), à l’instar du grand renfermement et de la psychiatrie asilaire dans le temps. Alors que nous demandons des moyens humains (en effectif supplémentaire), des ouvertures de lit, des structures d’accueil adaptées à une population à une société qui évolue, qui se précarise, et des pathologies qui apparaissent plus complexes en miroir du contexte social.
L’État, le gouvernement, les directeurs des différentes institutions : Agence régionale de santé (ARS), hôpitaux etc. nous répondent : adaptation de matériel concentrationnaire, protocoles robotisants et déshumanisants, murs ou grilles plus hauts. Chaque jour nous crions nos alertes aux oreilles d’un management qui ne sait qu’appliquer mépris et violences institutionnelles.
Chaque jour la gangrène de ce système de soins gagne du terrain et la psychiatrie publique se retrouve amputée un peu plus. Elle est aujourd’hui en appui sur des moignons.
Après la haine, la colère, la tristesse, l’abattement face au déni de nos dirigeants, est venu le temps de la révolte par la libération de la parole. Car la psychiatrie est une mission d’intérêt public elle touche, ou peut toucher, chacun d’entre nous.
Aujourd’hui nous plaignons ces personnes qui tirent les ficelles de budgets irréels, qui détournent le regard, car eux ne connaissent pas l’essence même de notre métier : la psychiatrie à échelle Humaine. Car être soignant en psychiatrie publique :
-c’est accompagner cette femme atteinte d’absences abyssales et de mutisme, pour qui psychiatres et neurologues n’arrivent pas à poser un de diagnostic ; vider son appartement que des tonnes de bouteilles de vin vides encombrent et dont elle n’a aucun souvenir. Et faire que ce soit le moins violent possible.
-C’est en salle de réveil post E.C.T (électro-convulsivothérapie) être deux soignants, à côté de cette femme qui souffre d’une psychose infantile et qui meurt de peur à l’idée de ses soins. Et lui chanter à deux voix « le tourbillon de la vie » car c’est la seule chanson qui l’apaise et que sa mère lui chante encore lors des crises d’angoisse. Voir son visage encore endormi se détendre et la voir sourire en ouvrant les yeux.
-C’est amener au restaurant une à deux fois par an, à défaut de plus, cet homme atteint de schizophrénie ancien patient d’Unité pour malades difficiles (UMD), qui n’a d’autre domicile que l’hôpital psychiatrique depuis bien trop d’années. Manger une « vraie entrecôte » avec de « vraies frites », prendre un « vrai café » en terrasse et regarder passer la vie côte à côte.
-C’est prendre le temps de sortir du service pour rejoindre cette mère, âgée et malade, venue voir son fils atteint de schizophrénie résistante et polytoxicomane, pour qui les voisins ont signé une pétition et qui va être expulsé de son appartement dans un mois. S’asseoir à côté d’elle et trouver les bons mots, ou tout simplement écouter, accueillir ses larmes, sa souffrance, sa peur et son sentiment d’injustice. Et l’entendre vraiment.
-C’est quitter sa blouse blanche et accompagner cette patiente que son délire protège de la violence de la réalité, aux obsèques de son père. Mais ce n’est pas son père, « c’est l’autre, le faux, le clone, son jumeau robotique… » et faire en sorte qu’elle tienne debout.
-C’est sortir du service quelques heures avec ce jeune patient atteint de troubles de l’humeur, pour aller nourrir son chat qui attend des petits et qui garde l’appartement en attendant qu’il rentre. Le regarder retrouver la joie de s’occuper de la seule personne qui soit encore dans sa vie.
– C’est oublié les protocoles de soins et mettre un clip de Snoop Dog à ce patient schizophrène pour qu’il accepte sa prise de sang hebdomadaire. Chanter le refrain avec lui car il est trop terrifié à l’idée « qu’on lui vole tout son sang ».
– C’est prendre le temps le soir du 24 décembre de chaque année. De décorer les tables du réfectoire et d’essayer de repousser un peu la tristesse qui s’empare, encore plus ce jour-là, de ceux que la vie a trop abîmés. C’est être là aussi aux anniversaires ou personne ne vient, personne ne téléphone, et amener comme seul cadeau l’humanité la sincérité que l’on peut.
-C’est prêter son parapluie à ce patient guidé par des voix injonctives qui l’amène en voyage pathologique trop souvent. Le lui prêter comme un « bâton relais », jusqu’à Paris, la file d’attente devant la préfecture sous la pluie, pour obtenir le renouvellement d’un titre de séjour. Et le voir revenir, souriant, avec son papier et me rendre le « bâton relais ».
-C’est s’asseoir au coin d’un lit et serrer cette main tremblante en chambre d’isolement, accueillir la peur et les confidences sur une enfance fracassée. Entre la douche et la clope de 10 heures, se taire, s’asseoir et écouter vraiment. Accepter que cet homme redevienne cet enfant de 5 ans qui a besoin que des bras le serrent l’espace d’un instant et dire merde à la distance soignante.
-C’est y aller par étapes, sans brutalité, avec cette femme âgée, incurique, en proie la paranoïa. Au fil des semaines, lui faire accepter d’abord un bain de pieds dans une bassine, parler de sa vie, de tout de rien, pour l’amener progressivement à accepter des soins corporels, plus tard. Et qu’elle vous remercie en vous tirant le tarot divinatoire, vous prédisant amour et voyages loin de l’hôpital.
-C’est au détour d’un couloir, dans le jardin, à l’infirmerie, à l’espace fumeurs, sur le pas d’une chambre, à l’arrière d’une ambulance, dans la salle d’attente du Juge des Libertés et de la détention, dans le sas d’accueil des urgences, dans une salle d’atelier thérapeutique, au réfectoire… Un regard, un soupir, des larmes, des cris, des insultes, des rires aussi, des confidences, des blagues, des clopes partagées, des madeleines glanées… Du lien humain laborieusement tissé heure après heure, jour après jour, mois après mois. De la confiance, du partage, de la connaissance de l’Autre, de la négociation, de l’acceptation, des ruptures de soins, de contact et puis tout recommencer et ne pas perdre espoir.
-C’est aussi poser sa blouse le soir au vestiaire et ne pas y laisser toutes ces âmes, tous ces parcours de vie, et ses émotions. Rentrer chez soi et raconter à ses amis, sa compagne, son conjoint, ses enfants ou son chat : les échecs brûlants qui nous tordent le bide, les peines et les douleurs partagées, la violence souvent, mais aussi les petites victoires qui étincellent et qui raniment, toutes celles qui font qu’on a envie d’y retourner chaque matin et de recommencer.
Nous, soignants de la psychiatrie publique, nous ne pratiquons pas le soin par ascendance.
Nous, soignants de la psychiatrie publique, nous sommes dans le côte à côte de ces hommes, de ces femmes, qu’on appelle « patients ».
Nous y sommes à chaque instant du jour ou de la nuit.
Nous tentons d’apaiser les angoisses des aurores et de dissiper les démons des crépuscules.
Nous ne pouvons plus entendre parler de protocoles lorsqu’un homme, une femme meurt de souffrance psychique, se suicide dans une chambre qui n’en est pas une, fugue pour se jeter sous un train, se fait agresser par un autre patient par manque de place, d’écoute, de présence humaine.
Si la psychiatrie publique meurt c’est tout un pan de la société qui mourra avec elle, c’est vous, c’est nous.
Les aboyeurs de voix