Ils ne veulent pas dire leur âge. Le temps qui passe, on s’en fout. « Ce qui compte, c’est pas les années au compteur, c’est ce qu’on a dans le ventre », résument-ils. Et dans les tripes de ces deux-là, les injustices ne se digèrent pas passivement : elles alimentent l’action. La première est chanteuse, soixante-huitarde révolutionnaire et compositrice de l’hymne de la Gauche prolétarienne. On reconnaît Dominique Grange à sa frange et sa guitare, indissociables de sa silhouette. Le deuxième est dessinateur et auteur de BD.
Jacques Tardi a toujours les deux mains prises : la gauche par une clope qui semble ne jamais s’éteindre, la droite par un stylo rapidographe dont le noir n’a pas fini d’inonder ses planches. Les deux sont en couple à la ville comme dans les arts. « On s’est nourris l’un de l’autre toute notre vie, nos œuvres se croisent », mesure Grange. « Je lui dois ma conscience politique », murmure Tardi.
« C’est lui qui m’a poussée à reprendre la chanson », relance-t-elle. Ensemble, ils ont chanté et dessiné pour l’IRA et l’Irlande du Nord. Pour la mémoire de la Commune de Paris. Pour les poilus des tranchées et les gueules noires dans les mines. Et ils le font toujours pour les droits des Palestiniens et la libération du militant communiste libanais Georges Ibrahim Abdallah, détenu en France depuis 1984. « On correspond avec lui. Il est libérable depuis 1999 à condition d’être extradé. Le Liban est prêt à l’accueillir. Il suffirait que le premier ministre signe. On ne sait pas ce qu’il attend… », s’indigne le couple.
Mai 68, le début de la lutte
En bons défenseurs du camp des prolos, tous deux habitent un ancien atelier de métallerie dans Paris. Un endroit foisonnant, un rien alambiqué, où le visiteur avance de surprise en surprise. Il faut bien ça pour abriter leur imaginaire et leurs combats, entre un authentique obus de la guerre de 1870, un corbeau empaillé pas si immobile, et sans doute, dans un recoin biscornu, une momie et un ptérodactyle échappés de la Belle Époque… Sur la porte d’entrée, le ton est donné avec une kyrielle d’autocollants. « Sauvons les Kurdes », « Macron dégage ! », « Rêve général », « Travailleurs immigrés, travailleurs français, même patron, même combat ! », « Ni Dieu ni maître ! ».
Les deux artistes s’assoient côte à côte pour raconter leur histoire. Celle d’une jolie chanteuse, belle voix, belle figure, beau sourire, beau regard, qui commence à percer dans son milieu quand arrive Mai 68. « Plus rien ne pouvait être comme avant. Il fallait se battre. Rejoindre le mouvement ouvrier, chanter dans les usines en grève. Ma prof de philo communiste avait déjà changé ma vision du monde en me faisant lire ”la Question”, d’Henri Alleg. J’ai décidé de faire des chansons engagées et d’apporter mon pavé à l’édifice ! » Dominique Grange s’y lance à corps perdu.
Elle vomit le colonialisme, le racisme et le capitalisme. Membre du Comité révolutionnaire d’agitation culturelle (Crac), elle fait la course avec les CRS, esquive les matraques, occupe la Sorbonne. Surtout, elle écrit deux chansons phares de la période et du mouvement maoïste : « À bas l’État policier » et « les Nouveaux Partisans », qui se revendiquent « francs-tireurs de la guerre de classe ».
Chaque lutte a son rythme et ses chansons. Les textes de Grange disent d’ailleurs son refus que Mai 68 ne tienne de la seule parenthèse. Elle fustige les accords de Grenelle. « Il y avait dix millions de grévistes ! Le pouvoir avait peur. On devait aller beaucoup plus loin. J’ai poursuivi avec acharnement mon rêve d’égalité et de justice », assure-t-elle. Membre de la Gauche prolétarienne (GP), elle part « s’établir » en usine, dans l’arrière-pays niçois.
« Avec les camarades, on voulait préparer les soulèvements futurs. Certains intellos sont restés ouvriers jusqu’à la retraite, sans abandonner leurs collègues. Moi, je me suis fait virer après avoir dénoncé les cadences infernales qui avaient provoqué un accident du travail. » Dissoute par le pouvoir, la GP poursuit son activité dans l’illégalité.
« Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec » et bientôt « Nestor Burma »
Commence pour Grange une vie de planques, de filatures et de tirages clandestins du journal « la Cause du peuple ». Arrêtée lors d’une manifestation, elle est incarcérée à la Petite Roquette. « Une prison pour enfants des rues devenue prison pour prostituées, puis pour femmes », précise Tardi. Défendue par l’avocat Henri Leclerc (aujourd’hui président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme), soutenue par Guy Béart, avec qui elle avait enregistré un disque et qui vient lui rendre visite au parloir, Grange purge sa peine, puis reprend la lutte, avant que la direction de la GP ne décide son autodissolution. « Pendant toutes ces années, Wolinski m’a soutenue en me donnant du boulot : des traductions pour ”Charlie Mensuel”. Wolinski était comme ça, toujours aux côtés de ceux qui se battent. »
Et c’est dans « le foutoir total de la bande irrévérencieuse des Choron, Reiser, Wolinski, Cabu, Gébé, Cavanna » que Grange et Tardi se rencontrent puis se donnent la main, comme ils l’ont raconté dans la bande dessinée « Élise et les nouveaux partisans ». « Ça me changeait d’ambiance après les Beaux-Arts à Lyon et les Arts déco à Paris, une mauvaise école pleine de petits bourges ! », apprécie Tardi. Très vite, il s’illustre dans le polar, la BD qui mêle l’intime à l’histoire, et rencontre le succès avec la série des « Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec », « héroïne féminine et indépendante au fort caractère ». Le voilà qui vit de son dessin.
« Je n’aurais sans doute pas pu faire autrement », glisse-t-il. C’est qu’à l’âge où beaucoup se concentrent sur la marche et la parole, Tardi traçait déjà le monde au bout d’un pinceau. « Ma mère disait que dès mes 2 ans, je ne m’ennuyais jamais : j’étais gardé par mon crayon ! » C’est toujours le cas. « Il dessine tous les jours de toute l’année, même les samedis et dimanches ! », s’amuse Grange. À sa table à dessin, entre feutres, lampes, règles, loupes, ciseaux et chiures de gommes usées, le dessinateur planche sur le prochain « Nestor Burma ». L’intrigue traitera de la souffrance animale et se déroulera dans le 20e arrondissement. « C’est mon quartier. L’exercice est entièrement basé sur le plaisir du repérage : trouver l’endroit à dessiner et à articuler dans mon histoire. »
C’est ainsi que Tardi est tombé sur une frise florale entourant la porte d’un immeuble. À gauche, la pierre est finement ciselée et les motifs détaillés. À droite, elle est incomplète. Un insert indique que le sculpteur n’a pas pu revenir des tranchées pour terminer l’ouvrage.
La grande guerre, une place privilégiée dans l’œuvre de Tardi
Sitôt vu, sitôt dessiné. C’est le genre de détail criant qui bouleverse l’artiste. Tardi est un nom de famille corse. Et qu’est-ce qui, sur l’île de Beauté, lie le moindre village à l’histoire de France ? Les monuments aux morts de 14-18. « Mon grand-père a fait cette guerre. C’est ce qui l’a amené sur le continent. Je me souviens qu’il venait me chercher à l’école et que toutes les cinq minutes on s’asseyait sur un banc pour qu’il reprenne son souffle, parce qu’il avait été gazé. »
Son autre grand-père est mort au combat. La « der des der » tient une place primordiale dans l’œuvre du dessinateur, qui lui a consacré de très nombreux albums plus âpres les uns que les autres. Une guerre tellement absurde et traumatisante que même les petits-enfants de poilu ont besoin de l’exorciser. Tardi l’a fait avec le souci du détail qui le caractérise et son dessin reconnaissable au premier coup d’œil. « J’ai mon vocabulaire de formes et de gueules », reconnaît-il.
Et puis il s’est penché sur le destin de son père René, prisonnier dans un stalag lors de la Seconde Guerre mondiale, tout comme le père de Grange. Sur trois tomes, il y narre la débâcle depuis son char, les brimades de la captivité et l’humiliation du retour en France. « Ces gars-là étaient tenus pour responsables de la défaite… Mon père, qui avait monté sa croix de guerre en porte-clés, ne l’a jamais supporté. »
Tardi apparaît enfant dans cette trilogie qui l’a amené à se replonger dans ses souvenirs, en plus de voyager en Allemagne pour « saisir l’ambiance, humer tout ça », tout en effectuant un grand travail de documentation. « Il faut tout vérifier. Pour ma série ”le Cri du peuple” sur la Commune de Paris, il fallait que je voie les vrais uniformes, les vrais chassepots, et jusqu’aux traces de balle présentes au Père-Lachaise. »
Son dernier album publié à ce jour, « 20 ans en mai 1871 », montre d’ailleurs un vieillard, ancien communard, se rendant au cimetière où est enterré Adolphe Thiers. La mort l’accompagne et lui montre un sablier où il ne reste que quelques grains… Avant d’expirer, le communard pisse sur le mausolée du bourreau de la Commune, et s’effondre. « La Commune, c’est la révolte du peuple qui déborde face au poids des puissants, de la religion, et du travail mal payé, abrutissant. La Commune, c’est aussi le besoin de démocratie directe », insiste Tardi.
« Les rivières souterraines portent nos combats à venir »
« Ce sont nos ancêtres politiques et idéologiques, les communards. 1789, 1848, 1871, 1968, les gilets jaunes, ce sont des moments qui infusent la société de demain », projette Grange, qui dit « attendre les prochains soulèvements ». Quand arriveront-ils ? Elle ne le sait pas plus qu’une autre. Mais une de ses chansons souligne que rien ne se perd, et que « les rivières souterraines portent nos combats à venir ».
La période est certes lourde de menaces. « Elle commence à être bien dégueulasse avec ce gouvernement, cette extrême droite qui a le tapis rouge médiatique, et ces bombes qui tombent sur l’Ukraine et la Palestine », s’agace Grange. Elle porte un tee-shirt du Freedom Theatre de Jénine. Une exposition Tardi avait eu lieu à Jérusalem-Est, en 2010, et elle avait chanté à Ramallah à cette occasion.
« La période commence à être bien dégueulasse avec ce gouvernement, cette extrême droite qui a le tapis rouge médiatique, et ces bombes qui tombent sur l’Ukraine et la Palestine. »
Dominique Grange
« Toute colonisation est insupportable. Tout ce qui vise à faire croire que l’humanité est à géométrie variable nous révulse », assènent-ils, guidés par le souci de l’autre. Comme au Chili. « Nous y avons adopté quatre enfants dans la plus stricte légalité. On était dans les clous, on ne plaisante pas avec ça », insiste Grange. « On a fait toutes les démarches exigées, et on s’est retrouvés dans le Chili de Pinochet, au milieu des lacrymos avec un bébé dans les bras ! », se souvient Tardi.
Ni une ni deux, Grange et Tardi cofondent, en 1993, l’Association des familles adoptives d’enfants nés au Chili pour maintenir le lien avec le pays d’origine de leurs enfants. Puis ils s’impliquent dans un collectif de soutien à la résistance des Mapuches, peuple originaire spolié de ses terres par les colons espagnols, toujours discriminé et réprimé aujourd’hui.
Les voilà pris de passion pour ce pays entre océan et cordillère qui ne connaît que trop le prix de la lutte. « En septembre dernier, on était au concert des Quilapayun, à Paris, cinquante ans après le coup d’État contre Allende. Ici comme ailleurs, El pueblo unido jamás será vencido ! », lancent-ils, toujours prêts à continuer le combat !