C’est un hasard du calendrier, un de ces carambolages dont l’actualité raffole. Le gouvernement a décidé d’annoncer un nouveau tour de vis budgétaire d’un montant de 10 milliards d’euros, en plein pendant la période de publication annuelle des résultats du CAC 40.
L’effet produit par cette collision malheureuse est saisissant : chaque jour, le gouvernement donne le détail des coupes budgétaires qu’il compte opérer, pendant que l’indice boursier vole de record en record, dopé par l’optimisme des multinationales françaises. Le CAC 40 a ainsi dépassé les 7 880 points, un record historique (lors de sa création, en 1987, il valait 1 000 points).
Les rachats d’actions ont toujours le vent en poupe
La gauche et les syndicats ne se sont pas privés de s’engouffrer dans la brèche. « Je le dis à Bruno Le Maire, indique Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, sur RTL. S’il cherche 10 milliards d’euros, je peux lui dire où aller les chercher, en allant ponctionner les 100 milliards d’euros versés aux actionnaires en 2023. À 10 %, ça représente 10 milliards d’euros, sans pénaliser l’action publique, ni les Français. » Les syndicats, eux, sont vent debout, la CFE-CGC réclamant par exemple de « couper les subventions publiques aux entreprises qui font du rachat d’actions ».
Dans le collimateur, la santé rayonnante des 40 plus grosses entreprises tricolores. Tous les résultats ne sont pas encore tombés, mais selon le comptage que nous a transmis Scalens, spécialiste des sociétés cotées en Bourse, 28 entreprises avaient déjà enregistré 142 milliards d’euros de bénéfices cumulés, le 22 février au matin.
Un chiffre spectaculaire, à comparer aux 143 milliards réalisés l’an passé par l’ensemble du CAC 40. Parmi les grands gagnants figurent Stellantis (18,6 milliards d’euros de profits, + 11 %), Carrefour (1,6 milliard d’euros de profits, + 23,1 %) ou Axa (7,1 milliards, + 45 %). Dans l’ensemble, les multinationales ont profité d’une conjoncture favorable et encaissé les effets de leur politique de réduction des coûts.
Les performances françaises de Carrefour l’illustrent bien. « Dans un contexte de forte inflation, la bonne performance commerciale et la forte dynamique de baisse des coûts ont permis de faire progresser la marge opérationnelle de 37 points de base, à 2,6 % », se réjouit la direction, qui note que « la marge en France s’améliore pour la cinquième année consécutive ». Les syndicats, eux, mettent en avant les effets sociaux du plan de compétitivité, avec notamment une accélération du passage des magasins en location-gérance.
Une partie non négligeable de ces profits va « ruisseler » dans la poche des actionnaires. Selon les données de Scalens, 29 % des entreprises du CAC 40 ont déjà annoncé une nouvelle campagne de rachats d’actions pour cette année. Pour mémoire, lorsqu’une entreprise rachète ses propres actions pour les annuler ensuite, cela a pour conséquence d’augmenter le bénéfice par action (puisque le nombre de parts en circulation diminue mécaniquement), tout en poussant à la hausse le cours de Bourse. Les actionnaires apprécient, mais c’est autant d’argent en moins pour investir ou rémunérer les travailleurs.
Vers un capitalisme « financiarisé et oligopolistique » ?
Cette valse des milliards donne des idées à la gauche et aux ONG. Des voix s’élèvent pour mettre à contribution les « superprofits » réalisés par le CAC 40 depuis le début de la guerre en Ukraine, c’est-à-dire la part des bénéfices alimentés uniquement par la flambée des cours du pétrole et de l’inflation en général. « Les superprofits, je ne sais pas ce que c’est », a toujours répondu le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, pour clore la discussion.
« La France est un des seuls grands pays européens à ne pas avoir mis en place une forme d’impôt sur les superprofits, note l’économiste Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’Attac. L’Italie, l’Espagne et même l’Allemagne ont mis en place une taxation exceptionnelle sur ces bénéfices qui ne sont pas justifiés par des innovations ou la progression de l’activité, mais qui doivent tout à la capacité des grands groupes à imposer des hausses de prix. »
Pour l’économiste, les pluies de records annoncés par les multinationales depuis quelques années signent l’avènement d’un capitalisme « financiarisé et oligopolistique » : « Nos économies sont dominées par des grands groupes implantés dans tous les secteurs importants (alimentation, énergie, banques…), capables d’imposer leurs conditions au détriment des salariés, des petits producteurs et des consommateurs. Face à eux, le gouvernement pratique une politique de laisser faire et de collusion. La révolte des agriculteurs contre l’agro-industrie et la grande distribution en est une illustration. »