« Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant. » Ce vers célèbre de Louis Aragon, extrait de son bouleversant poème inspiré par le destin de l’Affiche rouge, aurait évidemment pu être le titre du nouveau hors-série exceptionnel de l’Humanité, déjà disponible en kiosque et sur commande.
Mais, à la faveur des circonstances historiques pour l’histoire de notre pays, nous avons choisi une autre formulation : « Manouchian, la France reconnaissante. » Reconnaissante à plus d’un titre. Le 21 février, quatre-vingts ans jour pour jour après les événements tragiques, l’ouvrier et poète arménien Missak Manouchian, membre des FTP-MOI, entrera au Panthéon avec sa chère et tendre Mélinée.
Il était temps. Son engagement dans la Résistance rappelle bien sûr le rôle essentiel qu’ont joué les immigrés sous l’Occupation. Plus qu’un symbole, voici l’entrée pour la première fois d’un résistant communiste dans la nécropole républicaine. Une juste reconnaissance. Quoique tardive.
La Résistance communiste au Panthéon
Pour les générations d’après guerre, les visages de l’Affiche rouge furent un poème d’Aragon, puis une chanson, quand Ferré y mit une musique. Pour les contemporains de la guerre, ils furent dix hommes sur une affiche, fin février 1944. Et sur cette affiche, on lisait : « Des libérateurs ? La libération par l’armée du crime ! » Dix jeunes hommes inconnus que les propagandistes nazis s’appliquaient à montrer étrangers, juifs surtout, mais aussi espagnols ou italiens, arméniens comme leur chef, Missak Manouchian.
Tous communistes. Les SS, ici, ne mentaient pas. Car la Résistance armée à Paris et dans la région parisienne, c’était eux et pas seulement eux. Étrangers et Français s’y côtoyaient, avec leurs camarades, et formaient plus du tiers des effectifs des Francs-Tireurs et Partisans de la Main-d’œuvre immigrée. Eux disparus, massacrés, les FTP-MOI étaient en partie démantelés.
L’Affiche rouge n’en représentait que dix, mais le « tribunal militaire allemand », jugeant pour la première fois des Francs-Tireurs en audience publique, les 17 et 18 février 1944, en avait condamnés à mort vingt-deux. Tous furent exécutés le 21 février, à 15 heures, au Mont-Valérien. Sauf la Roumaine Olga Bancic, parce qu’elle était une femme, et n’eut donc pas les « honneurs » de l’exécution avec ses camarades, indigne de mourir debout face à la mitraille des bourreaux. Elle fut décapitée à la hache le 10 mai, à Stuttgart, le jour de son anniversaire.
Des documents inédits
Notre hors-série 1, réalisé avec la coopération active de l’historien Jean Vigreux, narre cette histoire en ampleur et revient sur tous ses aspects essentiels. De la vie de Missak Manouchian et de ses compagnons jusqu’à leur martyre ; de l’action clandestine des FTP-MOI à leur traque impitoyable par la police de Vichy ; sans oublier le rôle primordial de Joseph Epstein, le juif polonais et communiste, chef des FTP pour la région parisienne, lui aussi fusillé au Mont-Valérien en avril 1944.
Signalons que, pour la première fois, nous divulguons des procès-verbaux de l’époque relatant dans le détail la filature subie par Missak Manouchian, lorsque les brigades spéciales créées par le gouvernement pétainiste se déchaînaient et firent tomber de nombreux membres des réseaux clandestins, partout en France. De même, nous publions un rapport précis, en date du 3 décembre 1943, qui s’apparente à une sorte de « bilan » des opérations des brigades spéciales. Sa lecture, en 2024, fait froid dans le dos.
Pour la réalisation de notre numéro (dans lequel figurent de nombreux témoignages d’anciens résistants), des dizaines d’historiens et d’auteurs ont pris la plume. Comme le journaliste et écrivain Pierre-Louis Basse, qui, dans un texte intitulé « Aimer, à en mourir », ne contient pas son émotion. Il écrit par exemple : « Les larmes. Elles ne cesseront jamais. Elles ne s’effaceront pas avec l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian et de sa Mélinée. Ni les larmes ni la rage ne s’effaceront. Jamais. En aucune circonstance. »
Et à propos de ceux qui tombèrent, il précise : « On dirait qu’ils nous regardent et nous interrogent avec plus de puissance encore. Comme si ces jeunes morts, ces gars et ces filles venus bras dessus, bras dessous de l’Europe entière pour nous défendre, étaient toujours plus présents que nombre de vivants d’aujourd’hui. » Tout est dit. Car, à l’heure où l’extrême droite se fait toujours plus menaçante, en France et ailleurs, « faut-il accepter que ce rendez-vous de février 2024 soit un simple moment suspendu dans un climat rance où la haine se diffuse impunément dans le débat public ? » écrit Fabien Gay, directeur de l’Humanité. Le message de la République est pourtant clair.
De manière symbolique – et même formelle en vérité – entrent au Panthéon, avec Missak Manouchian, ses camarades et tous les résistants étrangers. « Plus qu’une transmission mémorielle, c’est une flamme qu’il faut reprendre, poursuit Fabien Gay, pour que la panthéonisation du résistant arménien soit celle d’un combat véritablement universel, sans exclusive, ni hiérarchie. » Notre hors-série participe pleinement de ce travail de mémoire, et de ce devoir d’histoire pour les générations futures.