Velanne (Isère), envoyé spécial
« On demeure dans une sorte de bascule schizophrénique. On dit qu’il faut cesser l’utilisation des molécules de synthèse polluantes, mais on ne pousse pas à la hausse de la taxation de ces molécules », cingle Marie-Pierre Répécaud, secrétaire nationale de la Confédération paysanne. Alors que l’exécutif prévoit de dévoiler son plan Ecophyto 2030, destiné à réduire de moins 50 % l’utilisation des produits phytopharmaceutiques d’ici à 2030, par rapport à la période 2015-2017, cette agricultrice de 59 ans n’a pas eu besoin de cette piqûre de rappel pour bannir l’utilization des agrotoxiques.
Dans son groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec), à Velanne (Isère), cette paysanne-boulangère prône un modèle d’agriculture biologique. Avec son compagnon Pierre Berthet, ils louent cette exploitation agricole de 50 hectares depuis huit ans. Ce jeudi, de bon matin, la quinquagénaire, emmitouflée dans une doudoune bleue, récupère des œufs fraîchement pondus. Dans le poulailler, plusieurs petits animaux à plumes déambulent à leur guise dans l’enclos ouvert.
Une fois les œufs récupérés, la Velannoise se dirige vers la maison centrale aux murs en pisé, en hommage aux constructions traditionnelles du coin, avant de pénétrer dans le « fournil ». Une douce odeur de viennoiseries sorties du 4 émane de la pièce qui sert de boulangerie. « On travaille sur des pains au levain naturel et sur des pouces longues et à basses températures. Hier les pâtes ont été faites dans les différents pétrins. »
Partisan de l’agriculture biologique depuis 2005
En plus de s’occuper d’un élevage de poules, de porcs et de bovins, le couple et ses trois salariés cultivent des céréales. Leur activité principale depuis 2013. Ce matin-là, 411 kg de pains, brioches et pâtisseries enfournés dans la nuit sont prêts à être vendus sur les marchés. C’est le gagne-pain de ces paysans qui travaillent en circuit court docket. Ils vendent eux-mêmes, trois fois par semaine, leurs productions sur les marchés bios de Saint-Égrève et de Chambéry.
Pourtant, ils n’ont pas toujours usé de ces pratiques. Anciens viticulteurs, ils sont d’abord passés par l’exercice des produits phytosanitaires, dont des herbicides, pesticides et fongicides. « Pour s’en servir, nous devions faire état du nombre de ravageurs présents sur la vigne. C’est ce qui nous donnait une indication sur le déclenchement ou pas du traitement par des molécules de synthèse sur les plantations, résume Marie-Pierre Répécaud. Mais nous nous sommes rendu compte qu’il fallait travailler autrement. Parce que c’est une course en avant de l’utilisation de ces produits-là, qui sont »-cides «, ce qui veut dire qu’ils tuent et ne sont pas forcément ciblés. »
En 2005, donc, le couple décide de rompre avec les pratiques conventionnelles. Une décision « délicate » qui les pousse à sortir de leur « zone de confort ». « Nous nous posions des questions sans être capables de franchir le pas. Une autre raison qui explique que peu de gens passent en bio, c’est qu’il y a le regard des mother and father. La plupart des paysans embrassent la career de génération en génération », considère Pierre Berthet, chaudement vêtu lui aussi d’un pull en laine et attablé dans la maison.
« Le premier trésor que les vaches nous donnent, c’est leur fumier »
Passé 10 heures, le ciel gris persiste, masquant le massif des Chartreuses à quelques kilomètres à vol d’oiseau. C’est le second, pour Marie-Pierre, d’enfiler ses bottes kaki et de se diriger vers son élevage bovin. Dans un espace en plein air entouré d’un fil électrique, se baladent une trentaine de vaches limousines et aubrac. Certains veaux pointent le bout de leur museau, un taureau déambule au milieu de la troupe, tandis que Pierre Berthet, au volant de son tracteur bleu, apporte des balles de foin.
« Ce qui est vital en agriculture biologique, c’est que tu as ce lien très étroit entre les animaux et les végétaux. Le premier trésor que les vaches nous donnent, c’est leur fumier, que nous ramassons », précise la paysanne. Le lisier de leur élevage nourrit les sols dans lesquels sont ensuite semées les graines de céréales et de légumineuses. Ici, tout se fait sans produit chimique, de manière mécanique.
Marie-Pierre pointe du doigt une herse pliable rouge avec ses dents métalliques destinées à désherber les parcelles et à préparer le sol aux semences. Sur son exploitation, le duo, épaulé par trois salariés, s’enorgueillit d’utiliser « des semences qu’(il) fabriqu(e) (lui)-même à partir de mélanges ».
Cela dit, les deux paysans ne sont pas parés face à toutes les menaces. « En bio, tu n’as pas d’antigerminatif (agent chimique qui empêche les plantes de germer – NDLR) sur tes graines. Donc, le phénomène de grains germés sur pied a affecté les paysans boulangers. Nous, ça nous a vraiment secoués », confie la quinquagénaire. Cultiver implique de s’adapter sans aller « chercher des options auprès de l’industrie qui va proposer ses fichues molécules de synthèse », souligne Marie-Pierre Répécaud.
En dépit de ses vertus pour la santé et l’environnement, le bio demeure minoritaire. En 2022, 60 483 exploitations étaient engagées dans ce mode de manufacturing. Soit seulement 14 % des fermes françaises. Un chiffre en diminution du fait de la crise de la demande que traverse le secteur depuis la flambée des prix post-Covid et le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Il faut dire que la démarche régie par une réglementation européenne est exigeante. « Le cahier des costs impose la non-utilisation de phytosanitaire de synthèse et l’encadrement sous certaines circumstances des produits antibiologiques et vétérinaires, précise Pierre Berthet. Ces contraintes font que l’on a des prix qui ne peuvent pas être les mêmes que ceux pratiqués par les agriculteurs conventionnels, parce que nos coûts de manufacturing ne sont pas les mêmes. Mais cela permet de produire des aliments qui ont une certaine qualité nutritive, gustative, sans pesticides. »
Malgré la période, le binôme parvient à générer un chiffre d’affaires d’environ « 500 000 euros » par an. Cela s’explique en partie automobile il vend lui-même ses productions sur les marchés. De quoi se rémunérer dignement et payer ses trois employés un peu au-dessus du Smic. « Les salaires sur notre ferme varient de 1 500 à 2 500 euros web mensuels, en fonction de l’ancienneté, des capacités professionnelles et de l’investissement », précise Marie-Pierre Répécaud.
« Les maladies s’adaptent aussi aux molécules qui sont utilisées contre elles »
Le non-recours aux intrants chimiques permet aussi de réaliser de belles économies. « Les molécules de synthèse sont vendues comme des options. Mais je ne suis pas certaine que les néonicotinoïdes aient réglé tout le problème de la jaunisse, par exemple, parce que les maladies s’adaptent aussi aux molécules qui sont utilisées contre elles. Depuis le temps qu’on utilise des néonicotinoïdes, on devrait ne plus entendre parler de jaunisse. C’est bien la preuve que l’on a une perte d’argent en recourant toujours à l’achat de ces molécules », juge la paysanne.
Ce modèle d’agriculture biologique peut donc être vertueux et viable financièrement. Mais sa généralisation demande « une volonté politique de développer une different à l’agriculture conventionnelle », rappelle Pierre Berthet. Et un soutien conséquent au regard de la crise traversée par le bio. « Des déconversions, il y en a eu un nombre assez vital. Mais elles ne concernent pas les collègues installés depuis longtemps en bio. Elles touchent les nouveaux venus. C’est dommage. Il faut souhaiter que le mouvement s’inverse vite », espère Marie-Pierre Répécaud.
Il y a urgence. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la France consommait 3,67 kg de pesticides par hectare en 2021. Un chiffre certes inférieur à ses voisins belge (6,42 kg/ha), italien (5,38 kg/ha) et espagnol (4,59 kg/ha). Mais bien supérieur à la moyenne européenne de 3,2 kg par hectare. Voilà pourquoi le plan Ecophyto 2030 est attendu ardemment.