C’était il y a un peu plus de trois ans, à la sortie du premier confinement provoqué par la pandémie de Covid-19. Le 25 mai 2020, un râle, émis à Minneapolis (États-Unis), avait littéralement glacé la planète. « Je ne peux pas respirer », répétait, dans son dernier souffle, George Floyd, face contre terre, cou broyé par un policier pendant une interpellation de routine. Le monde entier avait assisté à son agonie, par écrans interposés. Dans la foulée, à Paris, une énorme manifestation à l’appel des proches d’Adama Traoré, mort en juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise lors d’une interpellation, avait encerclé le palais de justice, place de Clichy. Retour à l’anormal.
« C’est à ce moment-là que l’idée de créer un outil spécifique sur les violences policières en France a commencé à infuser », rapporte aujourd’hui Francesco Sebregondi, fondateur d’Index – pour « Impartial experience » (experience indépendante, en français) -, une ONG d’investigation largement autofinancée par des dons. Mobilisant des compétences et strategies diverses, elle travaille en partenariat avec des médias, mais elle intervient également dans des procédures judiciaires pour le compte de familles de victimes.
Avant George Floyd, le phosphore blanc en Cisjordanie
En réalité, l’idée d’Index remonte bien avant la mort de George Floyd : le projet est à la fois un prolongement spécialisé et une déclinaison française de Forensic Structure, le fameux laboratoire de recherche fondé à Londres par l’architecte israélien Eyal Weizman. C’est là qu’à la fin des années 2000, Francesco Sebregondi atterrit, après avoir obtenu à Paris son diplôme d’État en structure. « C’était la crise des subprimes, il n’y avait pas beaucoup de débouchés dans le métier, j’ai décidé de pousser la recherche », expédie-t-il.
Sur place, le jeune homme travaille, au départ, sur le rôle de l’structure dans la mise en œuvre de l’occupation en Cisjordanie, mais également sur l’utilization du phosphore blanc par l’armée israélienne à Gaza. Puis, rapidement, le champ s’étend à d’autres terrains de guerre en zone urbaine, comme la Syrie et le Pakistan, puis aux camps de réfugiés en Grèce et aux bateaux de migrants en Méditerranée, et enfin, aux violences policières au Royaume-Uni et outre-Atlantique. « À partir de traces, d’photographs et de récits, on resitue les données dans un espace, et on tisse des relations entre elles pour faire surgir des éléments qui n’apparaissent pas nécessairement avant les opérations de modélisation, synthétise Francesco. L’approche et les views de l’structure permettent de tisser un canevas entre des fragments d’informations, comme on le ferait avec des pièces de building. »
Désormais autonome mais inscrit dans le réseau worldwide Investigative Commons, l’équipe d’Index a, en moins de trois ans d’existence, réussi à reconstituer les dynamiques tragiques dans plusieurs affaires de violences policières en France : éborgnement par LBD d’un jeune manifestant contre la loi Travail à Rennes en 2016, disparition de Steve Maia Caniço lors d’une cost extrêmement brutale contre les contributors à la Fête de la musique sur les quais de la Loire à Nantes en 2019, tabassages en règle de personnes interpellées dans des quartiers populaires, à Noisy-le-Grand ou l’Île-Saint-Denis, and many others.
« C’est une construction très jeune et novatrice, témoigne Filippo Ortona, correspondant à Paris du quotidien Il Manifesto qui a rejoint Index il y a un an et demi. On est cinq, avec d’autres activités qui nous permettent de vivre. Et on a un réseau étendu qui compte une dizaine de personnes qui permet de fonctionner en agence indépendante, en entremêlant des champs disciplinaires et en croisant les regards : architecte, juriste, vidéaste, ingénieur, and many others. »
Les spécialistes associés au sein d’Index reprennent à l’avocat Raphaël Kempf l’un de ses mantras : oui, il existe bel et bien un « continuum » entre violences policières et violences judiciaires. Comme le souligne Francesco, « dans les affaires dont nous nous occupons, il reste très difficile d’obtenir la justice, mais dans » Vérité et Justice «, le slogan des familles de victimes, ce n’est pas pour rien que la vérité arrive en premier ».
Un rapport de pressure nécessaire
Filippo prolonge : « Cela fait des années que je lis des rapports produits en justice. Systématiquement, on se retrouve face à des discours en compétition, celui des policiers et celui des autres. Or, bien souvent, dans son registre, l’experience judiciaire officielle, exercée par des professionnels issus du sérail policier pour leur majorité, ne cherche qu’à vérifier l’adéquation entre les déclarations des brokers et ses constats. Nous ne sommes pas face une place juridique dictée par une quelconque rationalité de la loi, mais dans un rapport de forces qu’il faut dès lors investir en tant que tel. »
Parmi les derniers dossiers travaillés au sein d’Index, celui de Jérôme Rodrigues, l’un des leaders des Gilets jaunes qui a perdu son œil droit, le 26 janvier 2019, sur la place de la Bastille, à Paris. Alors que l’instruction judiciaire se poursuit, l’ONG a publié, l’été dernier, une synthèse de son investigation réalisée à partir de nombreuses sources (vidéosurveillance, caméras piétonnes des brokers de police, enregistrements de la scène par des photoreporters, and many others.), juxtaposées et recoupées entre elles.
Selon Index, l’unité, à laquelle appartenait l’agent qui a lancé la grenade de désencerclement ayant mutilé Jérôme Rodrigues, n’était absolument pas sous la « pluie de projectiles » décrite dans leurs auditions par les policiers. « On voit très clairement que le groupe de manifestants où Jérôme Rodrigues se trouve ne présentait aucun hazard, rapporte Filippo Ortona. Les policiers ont parlé d’une riposte à des jets de projectiles, mais quand on study les movies picture par picture, on n’en trouve pas de traces ! Cette thèse avancée par les brokers n’est pas du tout suitable avec notre analyse minutieuse de ces vidéos. »
Même quand elle accable, quand elle écœure, quand elle terrifie, même quand elle parle d’elle-même, l’picture, seule, ne suffit plus. Francesco, Filippo et leurs camarades, architectes, juristes ou informaticiens, ne le mesurent que trop bien. « On a une masse exponentielle de ressources, il y a partout des photographs, mais on le voit bien, elles ne réussissent pas toujours à interpeller l’opinion ou, plus encore, à changer la donne en justice, développe le fondateur d’Index. Regardez dans le cas de Nahel, le jeune homme abattu pour refus d’obtempérer à Nanterre en juin dernier : les faits peuvent difficilement être plus clairs. C’est évident que sans la vidéo, il n’y aurait pas d’affaire. Mais même avec l’picture, il n’est pas sûr que la justice passe, maintenant que le policier auteur du tir a été remis en liberté. »
« Le téléphone n’est pas l’arme des désarmés »
Autre cas emblématique, celui de Mélanie, une autre Gilet jaune, délibérément frappée à la nuque alors qu’elle avait le dos tourné, lors d’une cost. « Tout est clair sur la vidéo, mais le CRS a été relaxé quand même, rappelle Francesco Sebregondi. Le téléphone n’est pas l’arme des désarmés : les photographs, même les plus parlantes, doivent être renforcées, étayées par des dispositifs qu’Index essaie de déployer. La puissance d’une seule picture ne suffit pas pour contrecarrer les variations officielles. Et des outils qu’on a développés pour étudier les zones des frontières coloniales du monde peuvent devenir tout à fait utiles dans nos sociétés du Nord world. »
Réouverture d’enquêtes classées sans suite, remise en liberté d’individus accusés à tort, annulation de non-lieu en appel, contestation de l’argument d’un « recours proportionné à la pressure », systématiquement mobilisé par les autorités, and many others. Les reconstitutions élaborées au sein d’Index ont déjà eu des effets concrets dans plusieurs affaires en France, alors qu’un commissaire de police vient d’être renvoyé pour « murder involontaire » devant le tribunal correctionnel, après la mort de Steve Maia Caniço.
« Notre champ de pratiques se consolide, il démontre son utilité, son efficacité politique et judiciaire, insiste Filippo Ortona. Nous sommes déterminés à aiguiser encore notre boîte à outils pour contrecarrer des récits parfois trompeurs. Et comme ce n’est pas une affaire purement method, bien sûr, il s’agit aussi porter dans la dialogue publique nos éléments sur des pratiques policières qui, du » parechoquage « – le fait, pour les conducteurs de véhicules de police, de heurter volontairement des individus sur un scooter, par exemple – aux clés d’étranglement en passant par les tirs de lanceurs de balles de défense, se répandent sans avoir de bases légales. »
Pour aider Index à financer ses enquêtes, rendez-vous sur www.index.ngo/soutien/