Le sociologue Jérôme Fourquet vient de se voir décerner le “Prix Aujourd’hui”. Dans son livre “La France d’après”, il raconte un pays en pleine bascule.
Personne, sans doute, ne connaît aussi bien la France que Jérôme Fourquet. Le directeur du département Opinion à l’IFOP n’a pas seulement, depuis plus de dix ans, collecté dans tous les domaines – école, niveau de vie, immigration, laïcité, santé, vote populaire ou vote bobo… et même, cambriolages de logements ! – d’abondantes données statistiques. Il n’a cessé d’aller sur le terrain, à la découverte des Français dans chaque village, chaque banlieue, chaque quartier de grande ville. De livre en livre, de “l’Archipel français” (2019) à “La France d’après” (2023) en passant par “La France sous nos yeux” (2021) il a affiné sa connaissance de la répartition géographique et sociale du vote Macron, du vote le Pen ou du vote Mélenchon, et de leurs centaines de nuances selon les familles.
Reculer de trois pas devant le tableau qu’il vient de peindre, en se gardant bien de prononcer un jugement ethical
Voyez le chapitre “Plaine et Montagne : contrastes catalans”. Cartes colorées à l’appui, l’auteur retrace l’histoire de la plaine roussillonnaise, où les effectifs agricoles ont beaucoup diminué au cours des dernières décennies au revenue des activités tertiaires. “Cette bascule, note-t-il, s’observe au travers des paysages. Des hectares de vignes, de vergers et de champs ont laissé place à des zones commerciales et logistiques et à de multiples lotissements parsemés de ronds-points. Plus on s’approche de la côte et plus le poids de l’économie touristique (résidences secondaires, campings) se fait sentir.” Cela, nous l’avions constaté.
Mais la grande originalité de Jérôme Fourquet – son intelligence, alors qu’il se présente en modeste disciple du précurseur André Siegfried (auteur de “Tableau politique de la France de l’ Ouest”, 1913) c’est de recouper toutes les données économiques et sociales sans lesquelles il ne peut y avoir de compréhension profonde des évolutions politiques. Et c’est, à chaque fois, de reculer de trois pas devant le tableau qu’il vient de peindre. En se gardant bien de prononcer un jugement ethical.
Le jean plus fort que le tchador ?
Voyez Perpignan : “Affichant des taux de chômage et de pauvreté élevés, mais également de mauvais chiffres en matière de délinquance, marquée de surcroît par une présence immigrée significative, la ville est depuis longtemps un solide level d’ancrage frontiste.”
Mais voyez aussi, au chapitre “Du SPULEN (Service Public Unifié et Laïc de l’Training Nationale) à Samuel Paty” cet historique de l’affirmation religieuse à l’école : de 1994 à 2003, “cent filles environ ont été exclues de collèges et de lycées publics pour port de voile islamique”. Or la loi que match voter Jacques Chirac en 2004 pour interdire le port de signes religieux ostensibles dans les écoles publiques allait avoir pour effet non de faire disparaître, mais de “diversifier” les varieties d’atteintes à la laïcité.
L’an dernier, 43 % des enseignants déclaraient ainsi avoir reçu des demandes d’élèves réclamant des menus conformes à leur pratique confessionnelle. Un enseignant sur deux avouait avoir été confronté à un élève refusant d’ôter son vêtement “à caractère religieux”…
On mesure ainsi, conclut l’auteur, trois ans après l’assassinat du Pr Samuel Paty, quelle a été l’évolution depuis l’affaire du foulard de Creil en 1989. Un slogan de SOS racisme proclamait alors : “le jean sera plus fort que le tchador” !
En s’appuyant sur des chiffres et des faits implacables, Fourquet parait prédire une victoire de Marine Le Pen à la prochaine présidentielle. Sauf que, souligne-t-il en conclusion, “73 % des Français considèrent qu’une telle victoire représenterait un saut dans l’inconnu”.
Mais voilà : alors que le sociologue signait son “bon à tirer”, un autre professeur d’histoire, Dominique Bernard, allait être poignardé à mort, à Arras, par un autre islamiste. Jérôme Fourquet ne l’avait peut-être pas prévu. Ou du moins, craignant de jouer les oiseaux de mauvais augure, se gardait-il d’annoncer le pire. Mais il avait déjà tout compris.
Christine Clerc
A savoir
Jérôme Fourquet « La France d’après », ( Seuil, octobre 2023 ,24, 90 €)
Prix Aujourd’hui : Fondé il y a 60 ans par un petit groupe de journalistes , ce prix récompense chaque année un ouvrage historique ou politique . Le nouveau Secrétaire perpétuel de l’Académie française, Amin Maalouf, et avant lui Hélène Carrère d’Encausse, Régis Debray, Bernard- Henri Lévy, Mona Ozouf et bien d’autres écrivains français en ont été les lauréats.
Christine Clerc en a présidé le jury pendant cinq ans.
Depuis dix ans, le Prix est doté chaque année par le mécène François Pinault de la somme de 50 000 €.