L’entrée discrète est située dans les beaux quartiers parisiens. Seul un œil avisé peut repérer la petite plaque sobrement intitulée : « Reconnaissance réparation ». C’est là, au premier étage, que Nanou Couturier et sa sœur Hélène sont venues faire évaluer les préjudices des viols que trois prêtres de la communauté des pères maristes leur ont fait subir pendant quatorze ans.
« Je n’ai pas eu besoin de raconter mon histoire, ils la connaissent », relève Nanou Couturier, 67 ans. Son enfance, elle avait déjà dû la raconter lorsque la Ciase (Fee indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) l’a auditionnée en 2021. « J’étais la dernière à témoigner. Ils n’avaient jamais entendu une telle histoire », se souvient-elle, alors que la fee venait de clore deux ans de recueil de témoignages.
Puis, elle a dû reprendre son récit devant la CRR (Fee reconnaissance et réparation), l’occasion indépendante pour évaluer le coût des réparations de victimes, mineures au second des faits, de congrégations religieuses catholiques en France.
« En janvier 2022, j’ai été auditionnée par le commissaire de la CRR, Pierre Hazan. Pour réparation, il m’a proposé des soins vétérinaires à vie pour mon chien. La dialogue a tourné au vinaigre. Et il mettait en doute ma parole, s’étonnant que trois prêtres nous aient violées simultanément pendant des années. Moi, je ne demande pas le pardon de l’Église, je demande justice. »
Un silence de cinquante ans
Pendant cinquante ans, Nanou s’est tue. Devant ses compagnons, devant ses enfants. « Quand on me demande aujourd’hui quand les violences sexuelles ont commencé, je réponds : j’ai l’impression que je suis née dedans. Toute mon enfance j’ai connu ça. Quand j’avais 18 mois, la grand-mère paternelle est venue me chercher à la pouponnière. Et quand ma fille a eu 18 mois, j’ai percuté : c’est là que ça a commencé. »
Nanou Couturier a été abandonnée par sa mère. Son père, braqueur de banque, est tué à sa sortie de jail. La gamine de 18 mois et sa sœur de 3 ans restent donc chez leur grand-mère. « On y a crevé de faim. Sa berceuse c’était “T’es une pute comme ta mère, tu bouffes mon ache”. On ne pouvait pas boire. On buvait l’eau des W.-C. en cachette. Les voisins avaient peur de cette femme, saoule du matin au soir. »
Tous les jours, cette femme invite à déjeuner trois pères maristes qui professent dans ce quartier de Vaulx-en-Velin. Les gamines seront leurs objets sexuels. Hélène la rebelle est vite placée en lobby. Nanou fugue à 13 ans. « Ma sœur m’avait laissé l’adresse, et je me suis tirée un soir, après avoir reçu une grosse raclée la veille. » De foyers en internat, d’études stoppées en boulots d’usine, la vie de Nanou est chaotique, mais elle est enfin libre, loin des agresseurs en soutane.
L’affaire Preynat comme détonateur
En 2016 éclate l’affaire Preynat : le prêtre sera condamné à cinq ans de jail ferme pour avoir agressé sexuellement des enfants vingt ans durant lors de camps scouts. « Je n’étais pas scout, mais ma sœur et moi avions aussi été violées par des prêtres. » L’affiliation la Parole libérée l’écoute et la croit. « Une délivrance » pour celle qu’on n’a jamais entendue.
Elle retrouve l’un des trois prêtres de Vaulx-en-Velin et l’interroge en caméra cachée avec une journaliste de France 3. « Sous un fake nom, j’ai pris rendez-vous avec lui. Il se souvenait de ma grand-mère automotive il avait “une mémoire d’éléphant”. Quand je lui ai dit qui j’étais, il s’est affalé dans son fauteuil et a joué l’amnésique. C’était le meilleur aveu qu’il pouvait me faire. Si j’avais menti, cet homme de 91 ans m’aurait foutue dehors. »
Nanou insiste pour déposer plainte afin de l’inscrire au fichier des pédocriminels. « Les policiers ont trouvé weird que je vienne si tard. “Et pourquoi pas maintenant ?” leur ai-je répondu. Mais après, on vous questionne sur des choses intimes : oui je les ai branlés, oui j’ai fait des fellations. Je n’avais pas parlé de la sodomie par contre, l’agente n’était pas très avenante. La plainte a été posée et ça s’est arrêté. C’était une douche de l’intérieur. »
Puis il y a eu la Ciase, la promesse de réparation de l’Église. Et un lengthy silence. Les commissions négocient au cas par cas les réparations, interdisent aux indemnisés de divulguer les montants. Alors Nanou Couturier a décidé de créer l’affiliation Tous ensemble, pour défendre toutes les victimes isolées.
« La responsable de la CRR nous a dit que la moyenne des versements se situe autour de 28 000 euros, c’est très peu. Certaines personnes ont des suivis psychiatriques très coûteux. Sans compter les préjudices patrimoniaux. » Nanou, ex-très bonne élève, a dû travailler à l’usine à 15 ans pour retrouver sa liberté. Elle n’a jamais pu vivre en couple. Sa vie intime a longtemps été difficile. La confiance et le plaisir ont pu être conquis tardivement. À combien peut-on évaluer les traumas qui ont imposé ces vies-là ?