Ce devait être un jour comme un autre, mais ce fut son dernier. Le 21 février 1995, au carrefour des Quatre-Chemins-des-Aygalades à Marseille (Bouches-du-Rhône), Ibrahim Ali, 17 ans, sort de répétition avec son groupe de rap, B.Vice. Avec les neuf autres membres de la bande, le jeune homme d’origine comorienne n’a qu’un horizon en tête : un gala de lutte contre le sida à Vitrolles, dans lequel ils doivent se produire.
Il faut donc travailler, travailler encore, pour faire grosse impression. Ce sera leur moment. D’autant plus que l’heure est au rap. Depuis le début des années 1990, NTM, IAM, Ménélik ou le Ministère A.M.E.R triomphent en tête du Top 50. Alors, pourquoi pas eux ?
Ibrahim habite dans le quartier de La Savine. Quarante minutes à pied, dix en bus. Le calcul est vite fait. Un car passe à sa hauteur. Il s’élance pour le rattraper, flanqué de ses amis. Sur son chemin, trois hommes. Trois colleurs d’affiches, militants du Front national de Jean-Marie Le Pen. Sans aucune raison autre que la haine contre leur couleur de peau, des détonations suivent.
Le FN plaide la « légitime défense »
Les militants d’extrême droite, armés d’un fusil 22 long rifle et d’un pistolet 7.65, visent le groupe. Ibrahim, touché dans le dos, s’écroule et souffle ses derniers mots : « Ils m’ont eu. » Il mourra quelques minutes plus tard dans l’ambulance, succombant à des « lésions hautement hémorragiques, en particulier une plaie de l’aorte et une transfixion du cœur ».
Les jours suivants, entre 10 000 et 15 000 personnes, menées par la communauté comorienne de la ville, descendront dans les rues pour exprimer leur émotion et réclamer « justice face à ce crime raciste ». « Au moins, ce malheureux incident a attiré l’attention générale sur la présence à Marseille de 50 000 Comoriens. Que font-ils là ? » ironisera, indécent jusqu’au bout, le président du FN. Le même qui, l’année suivante, défendra « l’inégalité des races ».
Au mois de juin suivant, les trois militants comparaissent devant la cour d’assises d’Aix-en-Provence : Robert Lagier, retraité nostalgique de l’OAS, 65 ans au moment des faits, est accusé d’avoir été l’auteur du coup de feu mortel. Mario D’Ambrosio, maçon de 43 ans, qui y est aussi allé de son coup de feu, est poursuivi pour « tentative d’homicide volontaire, complicité d’homicide volontaire et port illégal d’armes ». Et Pierre Giglio, 33 ans, est suspecté de « complicité d’homicide volontaire, complicité de tentative d’homicide volontaire et détention d’armes de quatrième catégorie ».
En chœur, tous se défendent d’avoir « voulu tuer ». Leur intention, jurent-ils, n’était que de les « intimider ». Une ligne de défense cependant rapidement battue en brèche par le lieutenant Serge de Cesare, chargé du rapport de synthèse de l’enquête, lors de l’audience. « Les jeunes couraient tous vers la gauche. Or, c’est dans cette direction que le coup de feu a été tiré. (Pour intimider) on aurait pu tirer de l’autre côté ou au-dessus une nouvelle fois », a-t-il expliqué.
Qu’importe l’instruction, les représentants de l’époque du FN s’engagent dans la défense des accusés, plaidant la « légitime défense ». Bruno Mégret, délégué général du parti, ira même jusqu’à déclarer que « les colleurs se sont fait agresser » : « S’ils n’avaient pas tiré, ils seraient morts aujourd’hui. Parce que je sais ce que sont les quartiers nord de Marseille et que je connais la réputation des trois accusés. » Selon lui, les trois accusés sont « trois Français qui méritent le respect et qui consacrent une partie de leur existence aux autres, à l’amour de leur pays et à la défense de leur peuple ».
Une avenue Ibrahim-Ali inaugurée en 2021
Il n’apportera cependant aucune réponse à l’avocat des parties civiles, un certain Gilbert Collard (qui n’était alors pas encore passé à l’extrême droite), qui se demandera « si l’idéologie véhiculée par le FN n’a pas provoqué le fantasme de peur dans l’esprit des colleurs d’affiches ». L’avocat général pointera quant à lui la responsabilité du parti qui a commis la faute de « légitimer leur crime ». Les trois accusés seront respectivement condamnés à 15, 10 et 2 ans de prison. La famille d’Ibrahim se désolera de ne pas voir la justice retenir le caractère raciste du crime.
Depuis, à Marseille, dans les quartiers populaires et au-delà, la blessure est encore vive. Chaque année, la mémoire d’Ibrahim Ali est saluée et commémorée par plusieurs centaines de personnes refusant « silence et oubli ». En 2021, après vingt-six ans de refus de Jean-Claude Gaudin, maire LR de la ville de 1995 à 2020, une avenue Ibrahim-Ali a enfin été inaugurée par l’édile socialiste Benoît Payan. Malgré l’opposition frontale, jusqu’au bout, des élus du RN à Marseille. Les héritiers de Bruno Mégret et Jean-Marie Le Pen.
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