Minuter le temps passé par une aide-soignante à faire la toilette d’un patient, ou celui dispensé à informer un usager derrière un guichet d’accueil, calculer en combien de secondes une factrice gravit une marche d’escalier… Ces pratiques, qui seraient apparues dystopiques il y a quelques années, sont aujourd’hui pourtant bien à l’œuvre au sein de pans entiers du service public, miné par les injonctions du nouveau management public, appelé également néomanagement. La politique du chiffre et ses indicateurs de performance sont au cœur de cette idéologie néolibérale qui, sous couvert d’efficacité, a commencé à infuser en France à partir des années 1980, avec l’aide active des gouvernements successifs.
Pour le philosophe et psychanalyste franco-argentin Miguel Benasayag, qui a travaillé pendant trente-cinq ans en clinique pédopsychiatrique, cette irruption du « tout quantifiable », aujourd’hui démultipliée par le rôle envahissant des algorithmes, est la manifestation d’un changement de paradigme dominé par ce qu’il appelle la logique « fonctionnaliste » et comptable.
Ce modèle aurait ainsi, selon le chercheur en neurophysiologie, progressivement colonisé des pans entiers de l’existence. Il se serait imposé comme le nouveau mantra d’une société dont les membres, devenus sujets d’évaluations constantes, sont soumis à la seule injonction de « fonctionner », y compris dans des domaines singuliers, comme la santé ou l’éducation, lieux par excellence du vivant et d’une complexité irréductible à des sommes de données immuables.
Dans vos écrits, vous dénoncez les effets délétères de ce que vous appelez le néomanagement. Qu’est-ce qui a orienté votre réflexion sur ce sujet ?
Miguel Benasayag
Né en 1953 à Buenos Aires, ancien résistant guévariste franco-argentin, Miguel Benasayag est philosophe, épistémologue, et psychanalyste. Il est l’auteur de « Contre-offensive. Agir et résister dans la complexité », coécrit avec Bastien Cany (éd. Le Pommier, mars 2024).