Depuis des années, les organismes des Nations Unies chargés des droits de l’homme documentent, surveillent et publient des rapports sur les abus, et attirent l’attention du monde entier sur le bilan désastreux de la Syrie en matière de droits de l’homme.
La chute de Bachar al Assad en décembre 2024 a été largement accueillie avec euphorie par le peuple syrien, mais les images de centaines de personnes affluant dans la tristement célèbre prison de Sednaya, à la recherche désespérée d’amis ou de parents, et les témoignages d’anciens prisonniers racontant le sadisme et la torture qu’ils ont endurées, est un rappel frappant des atrocités commises sous l’ancien régime.
Depuis 2016, le Mécanisme international impartial et indépendant (IIIM) a rassemblé une vaste collection de preuves, dans le but de garantir que les responsables soient finalement tenus pour responsables.
Depuis huit ans, constamment privés d’accès à la Syrie, ils ont dû travailler depuis l’extérieur du pays.
Cependant, tout a changé après l’effondrement rapide du régime. Quelques jours plus tard, le chef de l’IIIM, Robert Petit, a pu se rendre en Syrie où il a rencontré des membres des autorités de facto. Lors de cette visite historique, il a tenu à souligner l’importance de préserver les preuves avant qu’elles ne soient perdues à jamais.
UN News a interviewé M. Petit depuis ses bureaux à Genève et a commencé par lui demander de décrire les réactions des Syriens qu’il a rencontrés lors de sa visite.
Cette interview a été éditée pour plus de clarté et de longueur.
Robert Petit : C’était une période de réflexion et d’émotion. J’ai ressenti un mélange d’espoir et de joie, mais aussi de peur et d’anxiété, et beaucoup de tristesse de la part des familles des prisonniers qui avaient été tués.
Mais il y avait définitivement un sentiment de changement dans tous les domaines. J’espère personnellement que les aspirations des Syriens se réaliseront pleinement avec l’aide de la communauté internationale.
ONU Info : Quel était le but de votre visite et a-t-elle été un succès ?
Robert Petit : Comme la plupart des pays du monde, nous avons été choqués par la rapidité avec laquelle le régime s’est effondré, même si, avec le recul, nous aurions dû nous rendre compte que les fondations s’étaient complètement érodées pendant des années.
Il a fallu réfléchir rapidement à la manière de faire face à cette nouvelle situation : pour la première fois depuis huit ans, nous avons la chance de réellement remplir notre mandat.
L’objectif principal de la visite était de commencer à engager un dialogue diplomatique, d’expliquer aux nouvelles autorités quel est notre rôle et ce que nous aimerions faire et d’obtenir l’autorisation de le faire. Nous les avons trouvés réceptifs.
Nous avons formellement demandé l’autorisation d’envoyer des équipes travailler et remplir notre mandat en Syrie. C’était le 21 décembre. Nous attendons toujours la réponse. Je n’ai aucune raison de croire que l’autorisation ne nous sera pas accordée. Je pense que c’est une question de processus plutôt que de volonté, et nous espérons que d’ici quelques jours nous obtiendrons cette autorisation et que nous nous déploierons dès que possible.
ONU Info : Dans quelle mesure a-t-il été difficile de rassembler des preuves pendant les années où l’accès au pays vous était refusé ?
Robert Petit : La société civile syrienne et les Syriens en général sont depuis mars 2011 les meilleurs documentaristes de leur propre victimisation. Ils ont accumulé une énorme quantité de preuves de crimes, souvent au prix de leur propre vie.
Chaque année depuis notre création, nous tentons d’accéder à la Syrie. Nous n’avons pas pu obtenir d’autorisation, mais nous avons développé des relations étroites avec certains de ces acteurs de la société civile, des médias et des individus qui ont collecté des preuves crédibles, tout comme d’autres institutions.
Nous avons accumulé plus de 284 téraoctets de données au fil des ans pour monter des dossiers et aider 16 juridictions différentes à poursuivre, enquêter et poursuivre leurs propres affaires.
Nous avons désormais potentiellement accès à une multitude de nouvelles preuves de crimes, et nous espérons pouvoir exploiter cette opportunité très bientôt.
ONU Info : Durant les années Assad, cependant, vous n’aviez aucune garantie que quiconque serait traduit en justice.
Robert Petit : Notre mandat a été très clair depuis le début : préparer des dossiers pour appuyer les juridictions actuelles et futures. Et c’est ce que nous avons fait. Il y a toujours eu l’espoir qu’il y ait une sorte de tribunal ou une justice globale pour les crimes commis en Syrie. En prévision de cela, nous avons élaboré des dossiers et nous espérons acquérir une riche compréhension de la situation et des preuves qui pourraient étayer ces dossiers.
Dans le même temps, nous avons aidé 16 juridictions du monde entier à poursuivre ces affaires, et je suis très heureux de dire que nous avons pu soutenir plus de 250 de ces enquêtes et poursuites et continuerons de le faire.
ONU Info : Au cours de votre voyage, vous avez dit qu’il existait une petite fenêtre d’opportunité pour sécuriser les sites et le matériel qu’ils contiennent. Pourquoi?
Robert Petit : L’appareil d’État syrien a fonctionné pendant des années, donc il y aura beaucoup de preuves, mais des choses disparaissent, elles sont détruites et disparaissent. Il y a donc un problème de temps.
ONU Info : Les autorités de facto en Syrie vous aident-elles à obtenir des preuves ?
Robert Petit : Nous avons reçu des messages des autorités intérimaires indiquant qu’elles étaient conscientes de l’importance de préserver toutes ces preuves. Le fait est qu’ils sont aux commandes depuis à peine six semaines, il y a donc évidemment de nombreuses priorités concurrentes.
Je pense que la situation à Damas est relativement bonne dans la mesure où de nombreux sites, du moins les principaux, sont sécurisés. En dehors de Damas, je pense que la situation est beaucoup plus fluide et probablement pire.
ONU Info : Lorsque Volker Türk, le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, s’est rendu en Syrie en janvier, il a appelé à une justice juste et impartiale à la suite de la fin du régime d’Assad. Mais il a également déclaré que l’ampleur des atrocités criminelles « dépasse l’entendement ». Pensez-vous personnellement que la justice plutôt que la vengeance, dans un endroit où les gens ont été si gravement brutalisés, est possible ou probable ?
Robert Petit : C’est aux Syriens de répondre eux-mêmes et, espérons-le, d’être entendus et soutenus dans ce qu’ils définiront comme justice pour eux et pour ce qu’ils ont souffert.
Si l’on donne aux gens l’espoir qu’un système sera mis en place pour traiter de manière équitable et transparente au moins les principaux responsables des atrocités, cela leur donnera espoir et patience.
Je pense que c’est possible. J’ai travaillé dans suffisamment de situations de ce type pour savoir que diverses mesures peuvent être prises pour remédier à ces situations très complexes, mais elles doivent être dirigées par la Syrie et elles doivent bénéficier du soutien de la communauté internationale.
ONU Info : Envisagez-vous que des procès pénaux aient lieu en Syrie au niveau national ou au niveau international, par exemple à la Cour pénale internationale ?
Robert Petit : Encore une fois, cela dépendra de ce que veulent les Syriens. Vous parlez littéralement de milliers d’auteurs et de tout un appareil d’État dédié à la commission d’atrocités de masse. C’est un défi incroyable que de définir ce que signifie la responsabilité.
À mon avis, les principaux responsables, les architectes du système, doivent être tenus pénalement responsables. Pour tous les autres, la manière dont une société post-conflit aborde le problème varie.
Le Rwanda, par exemple, a tenté d’utiliser les formes traditionnelles de règlement des différends pour juger 1,2 million d’auteurs de crimes en une décennie. D’autres, comme le Cambodge, tentent simplement d’enterrer le passé et de faire comme si rien ne s’était produit.
La meilleure solution est celle que les Syriens décideront eux-mêmes.