Lorsque Jean-Noël Barrot s’est envolé de Ndjamena le 28 novembre, le ministre des Affaires étrangères, reconduit dans le gouvernement Bayrou, ressemblait au ravi de la crèche. Satisfait d’avoir évoqué « la crise la plus grave de notre époque », celle du Soudan voisin. À peine avait-il mis le pied dans l’avion que le Tchad annonçait, par la voix de son homologue, Abderaman Koulamallah, la rupture brutale de l’accord de coopération militaire qui lie les deux pays depuis 1976, alors que près de 1 000 soldats français sont encore stationnés dans un pays stratégique pour la France : « Il est temps pour le Tchad d’affirmer sa souveraineté pleine et entière, et de redéfinir ses partenariats stratégiques selon les priorités nationales. »
Le même jour, c’est le président sénégalais, Bassirou Diomaye Faye, qui sur France 2 estimait que « la souveraineté (du Sénégal) ne s’accommode pas de la présence de bases militaires ». Des propos réitérés à l’occasion des vœux du 1er janvier, avec « la fin de toutes les présences militaires de pays étrangers au Sénégal, dès 2025 ». À Dakar, environ 350 soldats français sont encore cantonnés en plein cœur de la ville. Une présence qui dure depuis… près de cent ans.
Enfin, toujours lors des vœux de nouvelle année, c’est cette fois-ci un allié fidèle – voire un affidé – de Paris qui annonçait la rétrocession de la base française où 1 000 soldats sont stationnés : « Nous avons décidé du retrait concerté et organisé des forces françaises en Côte d’Ivoire », a déclaré le chef d’État Alassane Ouattara, lui aussi forcé de prendre en compte ce thème devenu majeur pour les jeunesses africaines.
Double revers diplomatique
Ces nouvelles remises en question suivent celles beaucoup plus conflictuelles des trois pays ayant connu des coups d’État militaires depuis 2021 : Mali, puis Burkina Faso, enfin Niger, où les derniers soldats ont plié bagage à la va-vite voici un an. Pour René Lake, politologue et administrateur du site SenePlus, « le double revers diplomatique infligé à la France marque une étape critique dans les relations franco-africaines », mettant l’accent sur « des décisions qui soulignent un rejet grandissant de l’ordre néocolonial par les nations africaines ».
Que s’est-il passé pour que Tchad, Sénégal et aujourd’hui Côte d’Ivoire dénoncent à quelques jours d’intervalle cette présence militaire, en des termes quasiment identiques ? Malgré des discours et des causes similaires, les situations sont très différentes. « Dans des pays comme le Sénégal et le Tchad, cette revendication s’exprime de manière variée, mais elle converge autour de principes communs : autonomie économique, contrôle des ressources nationales et respect des choix politiques locaux », décrypte René Lake.
Ces décisions revêtent toutefois un caractère propre à chaque pays. Au Sénégal, la question des bases militaires françaises avait déjà été soulevée par le président Abdoulaye Wade dès les années 2000. Elle avait été au cœur des préoccupations des Sénégalais lors de l’élection présidentielle de mars dernier, puis les législatives de novembre, remportées par le Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité).
« Camouflet pour Macron »
Mais il s’agit, bien évidemment, d’un « camouflet pour Macron, qui s’inscrit dans un processus amorcé dès la fin de la guerre froide, en 1989 », analyse Félix Atchadé, médecin et responsable du collectif Afrique du PCF. Selon lui, « Paris, malgré les mutations de l’ordre mondial, parvenait encore à maintenir son influence sur ses anciennes colonies. Aujourd’hui, cet ordre vacille. »
En juin 2024, conscient de ces remises en question, Emmanuel Macron avait annoncé une réduction des effectifs dans tous les pays, Sénégal et Côte d’Ivoire inclus. Il avait pompeusement nommé Jean-Marie Bockel « envoyé personnel en Afrique », avec la charge de remettre un rapport sur le sujet après discussions avec les chefs d’État concernés.
Or la fuite de plusieurs éléments de ce rapport, remis à Emmanuel Macron le 25 novembre, a, semble-t-il, agacé Bassirou Diomaye Faye et ses compatriotes. Car, si Jean-Marie Bockel évoquait un dialogue mené « dans un état d’esprit positif », le même préconisait néanmoins de garder une centaine de soldats à Dakar… de façon unilatérale.
Au Tchad, malgré la véhémence de la première réaction, les enjeux sont en réalité d’ordre diplomatique. Pour le dire en des termes crus, « Barrot a complètement déconné », blâme Guy Labertit, ancien délégué national Afrique du PS et auteur d’Anticolonialement vôtre (Karthala, 2024). D’autant qu’au Tchad – comme ailleurs – Emmanuel Macron « est très attaqué pour avoir adoubé Mahamat Déby », rappelle-t-il.
Allusion à la passation de pouvoir verrouillée par l’héritier d’Idriss Déby, le père, tué en 2021 après trente et un ans d’un pouvoir autocratique appuyé par la France. « Au Tchad, avec Barrot, c’est la Françafrique qui continue, de la façon la plus bête qui soit », déplore Guy Labertit.
Lors de sa visite éclair, Jean-Noël Barrot a exigé la neutralité du Tchad dans la guerre au Soudan voisin, où Mahamat Déby est un soutien des rebelles de Hemetti. Cette rupture « ne concerne que l’accord de coopération militaire dans sa configuration actuelle », a précisé Mahamat Déby, tandis que son premier ministre, Allamaye Halina, indiquait que la décision « s’inscrit dans une volonté de renforcer la souveraineté nationale et de réévaluer les accords internationaux ». Cela signifie « qu’ils veulent rediscuter », décrypte Guy Labertit.
Les ruptures brutales avec les trois pays dirigés par les militaires et unis dans l’Alliance des États du Sahel (AES), Mali, Burkina Faso et Niger, où la France ne compte même plus d’ambassadeur, semblent avoir servi de leçon. « Finalement, je suis heureux de voir ce qui se passe, car nous avons toujours voulu la fin de la Françafrique », résume Guy Labertit. Le hic est que cela se fait au détriment de ce que pourrait être une véritable politique étrangère, comme l’analyse René Lake : « La question fondamentale est : la France continuera-t-elle de s’accrocher à une posture réactive, dictée par le maintien de ses intérêts stratégiques et économiques, ou bien adoptera-t-elle une approche proactive et transformatrice, axée sur la reconnaissance des aspirations africaines ? » Il serait plus que temps.
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