La France serait-elle en train de réaliser, sans le savoir, la prophétie de Serge Tchuruk ? En juin 2001, celui qui était alors le PDG d’Alcatel (télécommunications) accordait un entretien au Wall Street Journal, dans lequel il annonçait fièrement son intention de transformer son groupe en « entreprises sans usines ». En anglais, pour faire plus chic, on disait alors « fabless ». Selon ce concept, l’avenir de l’industrie reposait sur une forme d’effacement contrôlé, où les directions d’entreprise externaliseraient l’ensemble de leurs sites de production pour se concentrer sur la seule fonction de recherche et développement (R & D), jugée plus rentable.
On connaît le résultat : en quelques années de restructurations sauvages, les effectifs d’Alcatel fondent de moitié, passant de plus de 100 000 à moins de 58 000, tandis que le groupe se débarrasse des trois quarts de ses usines. Plus personne n’oserait aujourd’hui reprendre à son compte l’antienne mortifère de Tchuruk. Pourtant, les chiffres semblent coller à cette idée d’une « France sans usines » : à l’époque où le PDG formulait son souhait, 4,1 millions de personnes travaillaient en France dans un établissement industriel. Au premier trimestre 2024, ce chiffre a chuté à 3,3 millions, soit 800 000 travailleurs en moins.
Et même si Emmanuel Macron a pu se vanter, pendant un temps, d’avoir ralenti l’hémorragie, cette dernière semble se poursuivre : chaque jour ou presque, les annonces de restructurations se multiplient dans le secteur industriel, de Michelin à Valeo en passant par ArcelorMittal ou Vencorex. Dénonçant une « vague de désindustrialisation historique », la CGT appelle à une journée de mobilisation nationale ce 12 décembre, en faveur de l’emploi et l’industrie.
L’hypocrisie coupable des « champions » du CAC 40
Les responsables du désastre sont nombreux. Même s’ils se présentent en victimes impuissantes d’une conjoncture dégradée, les grands groupes ont joué et continue à jouer un rôle non négligeable dans la saignée industrielle. Combien mettent à profit les difficultés économiques (réelles) du moment pour justifier des plans de restructuration prévus de longue date ? En examinant les comptes de certaines multinationales, on s’interroge sur l’urgence à réduire la voilure.
L’équipementier automobile Valeo, par exemple, s’apprête à supprimer un millier d’emplois en France, après avoir publié des résultats pourtant peu alarmants : au premier semestre, il a dégagé une marge opérationnelle de 445 millions d’euros, en hausse de 23 %, pour un chiffre d’affaires de 11,1 milliards d’euros (- 1 %) et un résultat net de 141 millions d’euros (+ 18 %).
De son côté, Michelin (1 250 suppressions de postes annoncées) accuse une légère baisse de ses ventes de 3,4 % sur les neuf premiers mois de l’année, mais s’apprête néanmoins à verser à ses actionnaires 1,4 milliard d’euros en dividendes et rachats d’actions. Cela n’empêche pas la direction de s’inquiéter publiquement des effets de la concurrence asiatique, pour mieux justifier la saignée annoncée.
Pourtant, un certain nombre de directions qui se plaignent aujourd’hui des ravages de la concurrence internationale oublient de dire que, pendant des années, elles ont organisé cette concurrence à leur profit. L’économiste Vincent Vicard a montré que la dégradation du déficit commercial français dès le début des années 2000 doit beaucoup à la stratégie des multinationales tricolores, qui n’ont pas hésité à déplacer à l’étranger des pans entiers de leur production. Elles emploient aujourd’hui 6,1 millions de personnes à l’étranger, soit beaucoup plus que leurs homologues allemandes ou japonaises.
À ce jeu, les constructeurs automobiles décrochent la palme. « Au début des années 2000, Renault puis Peugeot ont commencé à délocaliser dans des marchés proches de leur marché domestique pour réexporter vers la France, affirme Vincent Vicard. Au niveau macroéconomique, cela explique le tiers de la différence de solde commercial entre l’Allemagne et la France sur la dernière décennie : les Allemands, eux, ont beaucoup moins délocalisé. » Entendre aujourd’hui Carlos Tavares, ex-patron de Stellantis, se plaindre de la concurrence chinoise ne manque pas de sel…
Le choix fait par le pouvoir politique de soutenir contre vents et marées les « fleurons » du CAC 40 se retourne contre notre appareil productif. « On a en France de grands groupes très internationalisés en matière de capitaux et de gouvernance, très éloignés de fait de leur territoire d’origine, rappelle la géographe Anaïs Voy-Gillis. Leur internationalisation ne s’est pas faite au profit du tissu industriel français mais plutôt à son détriment. Les gouvernements successifs les ont largement soutenus, ce qui doit nous interroger aujourd’hui. »
Au cours des dernières semaines, les syndicats et les responsables politiques de gauche ont exigé des comptes des grandes entreprises qui suppriment des postes, en rappelant qu’elles avaient été abreuvées d’aides publiques. À titre d’exemple, Valeo a perçu, selon nos informations, 76 millions d’euros d’argent public l’année dernière, dont 51,5 millions sous forme de crédit impôt recherche (CIR), 21,7 millions sous forme de subventions diverses et 2,8 millions de chômage partiel.
Un pouvoir politique qui dépense sans compter
Cette manne a été déversée sans grande contrepartie par les gouvernements qui se succèdent depuis deux décennies. Un rapport de la Cour comptes paru récemment souligne que, en moyenne, l’industrie a bénéficié de 17 milliards d’euros d’argent public tous les ans, entre 2012 et 2019. Entre 2020 et 2022, l’enveloppe a grimpé à 26,8 milliards !
Les pouvoirs en place ont empilé les dispositifs de soutien, à l’instar du programme « France 2030 » lancé en grande pompe sous Emmanuel Macron : ce plan, qui visait à injecter près de 30 milliards d’euros pour soutenir des secteurs « innovants » (hydrogène, avion bas carbone, biomédicaments, start-up industrielles…), « n’évite pas le risque de saupoudrage », note pudiquement la Cour des comptes. Plus généralement, la Cour estime que « le bilan des plans de soutien à la réindustrialisation ou à la numérisation de l’industrie qui se sont succédé est peu concluant en raison de leur ciblage insuffisant et du choix d’instruments peu efficaces ».
« Le problème de fond, c’est que la politique mise en place au cours des dernières années s’est limitée à une logique de compétitivité-prix, complète l’économiste Nadine Levratto. On a accordé beaucoup d’argent aux entreprises sous forme d’exonérations de cotisations sociales ou de baisses d’impôts, mais cela ne suffit pas à faire une politique industrielle. » La chercheuse ne mâche pas ses mots en évoquant certains dispositifs, comme le CIR, qui permet aux entreprises de déduire une partie de leurs dépenses de recherche et développement (R & D) de leur impôt sur les sociétés.
Coût pour nos finances publiques : 7,7 milliards d’euros par an. « Pour de nombreux grands groupes, il y a un effet d’aubaine évident, note l’économiste. Le CIR est supposé augmenter les dépenses de R & D mais il n’a pas réussi à améliorer la position de la France sur deux indicateurs clés : le nombre de chercheurs et ingénieurs employés par les entreprises et le nombre de brevets déposés. »
Plus largement, la politique française pèche par une vision erronée de l’industrie, selon l’économiste Gabriel Colletis, qui recense au moins deux problèmes fondamentaux : « D’abord, on continue de considérer l’industrie comme une somme d’entreprises individuelles (l’automobile se réduit à Stellantis et Renault, la sidérurgie à ArcelorMittal, etc.), alors qu’il faudrait raisonner en termes de système productif. Ensuite, il y a toujours cette perception selon laquelle le travail serait un « coût » à diminuer : c’est oublier que les baisses de fiscalité augmentent le taux de profit des groupes mais pas leur compétitivité. »
Les ayatollahs du libre-échange
L’industrie française n’est pas la seule à s’enfoncer dans la crise : le tableau est au moins aussi sinistre en Allemagne, avec une vague de suppressions de postes sans précédents, frappant Volkswagen, Thyssenkrupp ou Bosch. Ce n’est pas un hasard : depuis des décennies, le « modèle » industriel allemand a fait le choix de tout miser sur ses exportations, en limitant sa demande intérieure par un écrasement des « coûts » salariaux. Mais cette dépendance à la demande extérieure se révèle dévastatrice quand deux des principaux pays importateurs – la Chine et les États-Unis – font le choix de refermer la porte.
« L’Allemagne en particulier et l’Union européenne en général vivent une crise de modèle, assure l’économiste David Cayla. L’UE a été animée pendant des années par la volonté de dégager des débouchés commerciaux à l’extérieur, mais l’horizon se referme désormais. Les États-Unis ont adopté une politique protectionniste, ce qui veut dire qu’il faut disposer d’unités de production directement sur le sol américain pour ne pas subir les droits de douane. Quant à la Chine, elle fait le choix de se recentrer sur sa propre économie, car elle se retrouve en situation de surproduction, après des années d’investissements publics massifs. »
« L’Union européenne est ouverte aux quatre vents, confirme Anaïs Voy-Gillis. On commence seulement à évoquer la nécessité d’augmenter les droits de douane, pour rééquilibrer les relations avec la Chine. Le schéma européen fonctionnait tant que les Chinois produisaient des produits à bas coût et faible valeur ajoutée. Mais on n’avait pas anticipé la rapidité avec laquelle ils ont réussi à monter en gamme. C’est le cas par exemple sur le véhicule électrique. »
C’est aussi le cas dans la chimie. Depuis plusieurs mois, des multinationales chinoises inondent le continent européen de produits à des tarifs défiant toute concurrence, au point que le lobby du secteur a fini par s’en émouvoir. Sur le terrain, les salariés du secteur expérimentent les ravages du libre-échange.
Laminée (entre autres) par le dumping social, l’entreprise Vencorex (produits chimiques pour l’industrie), dans l’Isère, se retrouve en redressement judiciaire. 400 salariés craignent pour leur emploi. « Toute l’activité en aval de l’usine serait touchée, alerte Séverine Dejoux, élue CGT. L’onde de choc s’étendrait sur tout le sud grenoblois et la vallée de la chimie, depuis Lyon jusqu’à la plateforme chimique du Roussillon. Soit au total 6 000 emplois menacés. » Un carnage.
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