Lorsque les manifestations antigouvernementales menées par les étudiants au Bangladesh ont fait boule de neige et ont conduit à l’éviction du régime autocratique de Sheikh Hasina, qui a duré 15 ans, en août 2024, de nombreux habitants de ce pays d’Asie du Sud espéraient que cela annonçait des temps meilleurs à venir.
Quatre mois plus tard, les choses ne se passent pas comme prévu. La vague initiale de liesse publique a cédé la place au pessimisme. Le gouvernement intérimaire, dirigé par le prix Nobel Muhammad Yunus, est aux prises avec des problèmes de gouvernance, une instabilité politique, un extrémisme religieux et une économie fragile. En outre, une série d’événements récents ont mis en lumière et exacerbé les relations diplomatiques tendues entre le Bangladesh et l’Inde voisine.
L’arrestation d’un moine hindou dans un Bangladesh à majorité musulmane, le 24 novembre 2024, résume les problèmes auxquels Yunus est confronté. La détention de Chinmoy Krishna Das (également connu sous le nom de Chandan Dhar) a été suivie de violences sectaires au cours desquelles un avocat musulman a été tué, ainsi que de manifestations anti-Bangladesh en Inde.
En tant qu’expert du paysage politique et social du Bangladesh et ancien employé du haut-commissariat indien à Dhaka, je pense qu’il est clair que la manière dont Yunus relève une myriade de défis – faire respecter l’État de droit, gérer l’économie, assurer la sécurité des minorités et reconstruire les relations avec l’Inde – sera essentiel pour restaurer la santé démocratique au Bangladesh.
Une crise de sécurité publique
Le défi immédiat du gouvernement intérimaire consiste à remédier à la détérioration de l’ordre public.
Alors que le régime autoritaire de Hasina a laissé peu de place à la démocratie ou à la dissidence, sa destitution brutale en août a créé un vide de pouvoir dans lequel des factions politiques auparavant marginalisées se disputent l’influence et le soutien du public.
Cela a coïncidé avec une montée de la justice d’autodéfense, de l’extorsion et des abus du système judiciaire pour régler les différends politiques. Le lynchage collectif de 49 personnes, pour la plupart des opposants politiques, depuis l’éviction de Hasina est symptomatique de l’anarchie actuelle au Bangladesh.
La réticence de la police à remédier à ce vide sécuritaire n’a fait qu’aggraver la situation. La réponse musclée des forces de l’ordre aux manifestations anti-Hasina a suscité une colère généralisée parmi les Bangladais.
Après la chute d’Hasina, des foules en colère ont incendié de nombreux commissariats de police et tué 44 policiers en service. Une grande partie des forces de police est devenue démoralisée, craintive et hésitante à appliquer des mesures légales de contrôle des foules.
Une économie en crise
Pire encore, des années de mauvaise gestion économique et de corruption ont laissé le Bangladesh aux prises avec un chômage élevé chez les jeunes, une inflation galopante et un secteur bancaire en ruine. Sa dette extérieure est passée de 62 milliards de dollars à plus de 100 milliards de dollars en seulement cinq ans, ce que les critiques ont imputé, en partie, aux grands projets d’infrastructure en proie à la corruption.
La gestion de cette dette constituera un défi de taille. La diminution des réserves de change du Bangladesh rend difficile le remboursement de la dette et la stabilisation de la monnaie, tout en exerçant également des pressions inflationnistes sur l’économie. Et l’inflation reste constamment élevée, les biens essentiels devenant de plus en plus inabordables pour de nombreux Bangladais.
À ces problèmes s’ajoute une vague de troubles sociaux. Les travailleurs de divers secteurs ont organisé des manifestations contre les salaires impayés et les conditions de travail dangereuses. Certains de ces troubles ouvriers sont devenus violents, obligeant des centaines d’usines à fermer leurs portes. En outre, des usines appartenant à des individus proches du gouvernement Hasina ont également été ciblées, notamment un incendie criminel présumé dans une usine de pneus.
La sombre situation économique et les conflits sociaux en cours ont gravement affecté le secteur de l’habillement, la principale exportation étrangère du Bangladesh, ce qui menace la demande internationale et pourrait mettre davantage en péril l’économie.
Le retour de l’extrémisme
Les défis auxquels est confronté le gouvernement intérimaire du Bangladesh ont été exacerbés par la résurgence de l’extrémisme islamique et de la violence sectaire qui sévissent depuis longtemps au Bangladesh, en particulier depuis le retour des combattants moudjahidines bangladais après la guerre afghano-soviétique.
Bien que temporairement réprimés sous le régime autoritaire de Hasina, les extrémistes et justiciers islamiques ont gagné en confiance ces derniers mois et ont violemment attaqué les minorités religieuses et ethniques, ainsi que les travailleuses du sexe. Les vigilants ont détruit des milliers de maisons, d’entreprises et de lieux de culte hindous à travers le pays, provoquant une profonde insécurité au sein de la communauté hindoue minoritaire, qui représente 8 % de la population. Les extrémistes ont également vandalisé une quarantaine de sanctuaires musulmans soufis.
Pendant ce temps, des colons musulmans bengalis ont attaqué des groupes ethniques autochtones dans les Chittagong Hill Tracts, dans le sud-est du pays, entraînant la mort d’au moins trois personnes et l’incendie de nombreuses maisons et entreprises.
Les récentes attaques violentes contre les bureaux de deux grands journaux, accusés de parti pris anti-islamique, mettent encore davantage en évidence la menace que représentent des extrémistes religieux enhardis.
Des querelles de voisinage
Les attaques contre les hindous ont également tendu les relations diplomatiques avec l’Inde voisine.
Sous Hasina, le Bangladesh a maintenu une alliance étroite avec l’Inde et le Premier ministre Narendra Modi. En plus de la collaboration conjointe en matière de sécurité pour contrer l’influence chinoise en Asie du Sud, Delhi a également réalisé d’importants investissements dans les infrastructures du Bangladesh, dont 8 milliards de dollars de prêts pour divers projets de développement.
Mais les relations indo-bangladaises sont devenues tendues depuis l’éviction de Hasina. L’ancienne dirigeante autocratique s’est enfuie à Delhi, où elle réside actuellement, malgré les projets du gouvernement intérimaire de demander son extradition. Yunus a accusé Hasina de poursuivre ses opérations politiques et de tenter de saper les nouveaux dirigeants du Bangladesh tout en étant hébergée par l’Inde.
L’arrestation de Chinmoy Krishna Das pour sédition n’a fait qu’exacerber les tensions indo-bangladaises. Le gouvernement indien a exprimé sa « profonde inquiétude » concernant l’arrestation du moine et a appelé à la protection des hindous au Bangladesh.
Le ministre en chef du Bengale occidental, en Inde, a appelé au déploiement d’une force de maintien de la paix dirigée par les Nations Unies au Bangladesh pour protéger les minorités, tandis que certains dirigeants du parti nationaliste hindou au pouvoir en Inde, le BJP, ont exigé des embargos commerciaux sur le Bangladesh.
L’Inde détient une influence considérable sur le Bangladesh, tant sur le plan économique que géopolitique. Avec des volumes d’échanges bilatéraux de 14 milliards de dollars, l’Inde est le plus grand partenaire commercial du Bangladesh et une source clé d’importations essentielles. Si l’Inde perçoit le nouveau gouvernement comme hostile, elle pourrait imposer des mesures punitives qui pourraient paralyser davantage l’économie fragile du Bangladesh, à l’instar du blocus officieux du Népal en 2015 qui a conduit à une grave crise humanitaire.
Le Haut-commissariat indien à Dhaka est très influent et profondément lié à la politique bangladaise. Une partie essentielle de son influence vient de la délivrance d’environ 2,5 millions de visas chaque année aux Bangladais voyageant en Inde pour des raisons médicales ou autres. Depuis la chute d’Hasina, l’Inde a restreint la délivrance de ces visas.
Un retour d’un régime autocratique ?
Compte tenu des liens économiques profonds et de la proximité géographique entre les deux pays, je pense que Yunus doit gérer avec délicatesse les relations bilatérales avec l’Inde. Il doit être particulièrement conscient du fait que l’exil actuel de Hasina en Inde et les attaques continues contre les minorités hindoues au Bangladesh pourraient fournir à l’Inde un prétexte pour intervenir plus fortement dans la politique bangladaise.
La trajectoire actuelle du Bangladesh est, à mon avis, inquiétante. La manière dont le gouvernement Yunus gérera ces risques accrus en dira long sur l’orientation future du pays. En effet, tout échec dans ces domaines pourrait conduire à davantage d’instabilité, compliquant les perspectives à long terme du pays et permettant d’envisager plus facilement le retour d’un régime autoritaire.