Poitiers (Vienne), envoyée spéciale
Après Rennes, Poitiers (Vienne) a été le théâtre d’une nouvelle fusillade, jeudi soir, liée au trafic de drogue. Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a évoqué sur BFMTV/RMC « une rixe entre bandes rivales qui a engagé plusieurs centaines de personnes » mais selon une source policière, les échauffourées n’ont concerné que « 50 à 60 personnes », dispersées par les forces de l’ordre à l’aide de trois grenades lacrymogènes. Cette rixe entre bandes rivales a eu lieu dans le quartier des Couronneries, classé prioritaire de la politique de la ville (QPV). Plusieurs personnes ont été blessées et un adolescent de 15 ans est décédé des suites d’une blessures par balle à la tête. Ces violences interviennent alors que les éducateurs de rue de la ville, maillon essentiel de l’accompagnement de jeunes dans les quartiers populaires, sont depuis des mois sur la sellette, menacés par des coupes budgétaires, qui les obligeraient à abandonner leurs missions dans certaines zones sensibles, au détriment des familles.
« Le plus dur, c’est d’entrer en contact avec des jeunes »
Des dizaines de barres HLM se font face. La plupart d’entre elles datent des années soixante-dix. Tout, depuis les façades aux peintures craquelées jusqu’aux barres rouillées des fenêtres, semble avoir été laissé à l’abandon. Même les cages de foot du parc, situées au cœur, des immeubles, simples barreaux de fer plantés dans l’herbe, exhibent leur vétusté. Dans le quartier Bel-air, situé au nord du centre-ville de Poitiers, Anne Sophie Souchaud, 41 ans, éducatrice de rue, membre de l’Association Départementale pour la Sauvegarde de l’Enfance (ADSEA) de la Vienne, entame sa première maraude de la journée.
Accompagnée de Moon, sa chienne, elle s’interrompt toutes les deux minutes pour saluer un jeune ou une famille. Ici, l’éducatrice connaît tout le monde. Et pour cause, cela fait quinze qu’elle arpente le quartier quotidiennement. « Quand on est éducateur, le plus dur, c’est d’entrer en contact avec des jeunes qui ne nous connaissent pas. Il faut d’abord aller au-delà de la méfiance qu’on suscite. C’est après que le lien peut émerger. », explique-t-elle. « Ni juges ni policiers, les éducateurs de rue assurent la paix sociale dans les quartiers. Ce sont souvent des figures de référence positive pour les jeunes. Surtout lorsque cela ne fonctionne pas à la maison », renchérit Jean-Yves Michaud, directeur du pôle prévention à l’ADSEA.
250 000 euros en moins pour l’année
Un rôle essentiel, pourtant menacé. En avril dernier, l’ADSEA a vu son budget spécifiquement dédié à la prévention spécialisée amputé de 25 %. Cette coupe représente 250 000 euros en moins sur l’année 2024-2025. Concrètement, cela signifie que l’association, qui intervient dans les quartiers prioritaires de Poitiers et Châtellerault, comme Bel Air, Beaulieu, Les Trois Cités ou encore Les Couronneries, va devoir supprimer cinq postes d’éducateurs de rue. Certains de ces quartiers seront délaissés, et plusieurs centaines de familles ne seront plus accompagnées.
Interrogé, le conseil départemental de la Vienne parle d’une baisse de seulement 12,3 % par rapport à 2023 (soit 137 800 euros), arguant le vote de crédits supplémentaires pour la protection de l’enfance. « Les éducateurs de rue sont l’un des premiers maillons du système. Nous ne sommes qu’une variable d’ajustement financière. Quand le Conseil départemental dit qu’il a augmenté les moyens dans la protection de l’enfance dans la Vienne, alors que des postes ont été supprimés, c’est juste totalement mensonger ! En 2024, nous sommes passés de 12 éducateurs de rue à 9 et de 6 quartiers prioritaires à 4 ! », s’insurge Anne-Sophie.
Des politiques publiques centrées sur « des logiques court-termistes »
Peu connu du grand public, le métier d’éducateur de rue reste largement déconsidéré. « Le problème, c’est qu’aujourd’hui les politiques publiques sont pensées sur des logiques court-termistes. On nous demande de justifier de l’utilité sociale de la prévention. Or, ce n’est pas facile de mesurer ce qu’on a évité ! », tempête la professionnelle. La prévention spécialisée coûte, pourtant, très peu aux finances publiques. « Un placement, c’est 60 000 euros par an dans la Vienne. Or, un éducateur qui s’occupe de 80 enfants, c’est 45 000 euros par an ! », explique l’éducatrice.
Anne-Sophie Souchaud passe, comme à l’accoutumée, devant le bar tabac de Bel-Air, rue de Quinçai. Deux jeunes sont assis sur des fauteuils troués. Ils fument du cannabis en fixant, de leurs yeux hagards, les passants. L’éducatrice ne les a jamais croisés dans le quartier. « Je pense qu’ils travaillent sur le point de deal mais n’habitent pas ici », lance-t-elle en leur jetant un coup d’œil. Elle tente, néanmoins, une première approche en allant se présenter à eux. Fermés, les jeunes répondent à peine. « La prévention est une action à partir d’un territoire. Peu importe que le jeune n’habite pas le quartier. À partir du moment où il le fréquente, il fait partie de notre public. »
Répondant à une mission de protection de l’enfance, pilotée et financée par les départements, les éducateurs de rue opèrent surtout dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville pour accompagner des jeunes entre 6 et 25 ans dans l’objectif de favoriser l’insertion et l’intégration des jeunes en rupture. « Ce qui nous distingue des autres acteurs de la protection de l’enfance, ce sont nos principes d’intervention comme la libre adhésion et le respect de l’anonymat. Cette non-institutionnalisation est essentielle pour établir un lien de confiance car beaucoup de jeunes, de par leurs trajectoires, rejettent justement les institutions de droit commun », ajoute Jean-Yves Michaud.
Des difficultés de recrutement
Très investis Anne-Sophie Souchaud et Jean-Yves Michaud restent passionnés par leur métier. Cependant la profession d’éducateur de rue devient de moins en moins attractive et connaît des difficultés de recrutement. La France compte actuellement environ 4 000 éducateurs de rue. Un chiffre qui ne cesse de baisser. En pour cause : « Un éducateur de rue en début de carrière gagne à peine au-dessus du SMIC. C’est très précaire ! Il faut attendre une dizaine d’années pour toucher 2 000 euros par mois ! », explique Marius*, éducateur dans un quartier du nord de Paris. Un constat partagé par Anne-Sophie, qui exerce depuis quinze ans à Poitiers.
Au pied d’une barre HLM, une dizaine de jeunes sont assis. Ils gardent un autre point de deal. La cage d’escalier, ouverte sur la rue et jonchée de détritus, fait office de lieu de ravitaillement. Anne-Sophie Souchaud, qui les connaît tous, les salue un par un. Les réponses sont évasives. L’éducatrice se alors tourne vers l’un des jeunes : « Ça va Mehdi* ? Cela fait longtemps que je ne t’ai pas vu ! Tu devrais venir nous voir au local », dit-elle gentiment. « Je passerai à l’occasion », chuchote-t-il en aparté. L’éducatrice ne s’attarde pas davantage. « Avec l’expérience, on sent quand ce n’est pas le moment », lance-t-elle. « Je pense qu’une rixe de territoire a dû avoir lieu avec les jeunes du bar tabac. »
« Notre boulot consiste à ramener le jeune dans la société »
Après une heure de balade, Anne-Sophie Souchaud et Moon rentrent au local, situé au cœur du quartier Bel-Air. Dans l’immense salle, qui lui sert de bureau, elle accueille tout jeune qui le souhaite. Aujourd’hui, l’éducatrice est seule pour gérer le local. Une partie du travail des éducateurs de rue repose sur de l’accompagnement personnalisé. « Nous n’allons pas forcément repérer tout de suite une difficulté. Parfois, le jeune viendra nous consulter prétextant le faire pour un ami qui cherche stage, détaille Anne-Sophie Souchaud, qui ne conçoit son travail que sur le temps long. « Notre boulot consiste à ramener le jeune dans la société et d’empêcher qu’il s’en extraie trop. Après il ne faut pas croire que les tous les adolescents que nous accompagnons sont en difficulté. Parfois, nous leur offrons juste une aide ponctuelle », rappelle Jean-Yves Michaud.
En plus des séjours et sorties, les jeunes peuvent participer à des chantiers loisirs. « Le jeune va payer ses vacances en travaillant, par exemple, à l’embellissement du quartier. C’est du donnant-donnant », explique l’éducatrice. D’autres peuvent être orientés vers des chantiers éducatifs où ils peuvent travailler lors de missions ponctuelles. « Nous les préparons au travail ou à l’insertion. Nous misons d’abord sur les savoir-être avant d’accompagner les savoir-faire », ajoute-t-elle.
« Le quartier, c’est à la fois une cage et un cocon »
Bryan, 23 ans, en rupture scolaire, participe très régulièrement à des chantiers éducatifs. « Je suis toujours le premier à être appelé lorsqu’ils ont une mission. », plaisante-t-il. « Cela me permet de me faire un peu d’argent. Anne-Sophie et Jonathan (un autre éducateur, N.D.L.R.) m’aident dans mes démarches administratives et professionnelles. Si je suis en difficulté, c’est eux que je viens voir », confie le jeune homme. Habitué du local, le jeune homme y passe tous les jours.
Profitant de sa présence, Anne-Sophie Souchaud lui propose une nouvelle mission : monter un terrain de basket fauteuil, la pratique ayant gagné en notoriété à la faveur des jeux paralympiques. Avec toujours derrière la tête, l’idée de proposer une ouverture vers d’autres horizons, car précise-t-elle : « Le quartier, c’est à la fois une cage et un cocon. Les jeunes y ont leurs pères et leurs repaires. Néanmoins, ils ont une telle loyauté au quartier qu’ils ne s’autorisent pas individuellement à s’en sortir. Nous sommes là pour les aider à faire ce pas de côté ».